Author: | Alfred de Vigny | ISBN: | 1230000228798 |
Publisher: | Alfred de Vigny | Publication: | March 28, 2014 |
Imprint: | Language: | French |
Author: | Alfred de Vigny |
ISBN: | 1230000228798 |
Publisher: | Alfred de Vigny |
Publication: | March 28, 2014 |
Imprint: | |
Language: | French |
EXTRAIT:
La foule
C’était un soir de fête. Le peuple de Paris marchait avec tristesse sur les
places publiques et le long des rues. Les familles se tenant par la main
allaient en avant, sans savoir où elles allaient, et passaient, sans s’arrêter,
en regardant devant elles. Les hommes étaient ennuyés, les femmes fatiguées, les
enfants tout en pleurs. Des lampions sinistres s’éteignaient sous une large
pluie et répandaient une fumée noire au lieu d’une flamme livide. Les murs
étaient teints de lueurs pareilles à celles d’un incendie qui s’apaise. La voûte
du ciel était violette et comme irritée.
La foule glissait sur un pavé tout humide. Les têtes noires se touchaient et
n’avançaient qu’avec un mouvement insensible. Le murmure des voix était sourd et
inarticulé comme un long gémissement. Chacun paraissait chercher et demander
quel désir l’avait amené, et vers quel plaisir. Aucun n’était satisfait, aucun
n’entrevoyait même ce qui lui pourrait plaire. Tous s’en allaient l’oeil vague
et la bouche béante ; tous incapables de s’arrêter dans leur route perpétuelle
qui ne menait à rien.
« C’est là une immense question », dit tout à coup le Docteur Noir dans le
silence de la nuit.
La voix douce, mais très grave d’un jeune homme lui répondit avec résignation :
Eh bien ! puisque je me suis soumis à vous, pourquoi ne pas penser cette nuit à
une immense question ? Puisque mon coeur s’est uni à votre intelligence comme un
esclave à son maître, que ne l’enivrez-vous de cette idée pour engourdir sa
peine ? Que suis-je à présent, que suis-je sinon une machine à penser ? Trouvez-
moi du chagrin, je pense à ce chagrin avec un étonnement profond ; donnez-moi du
bonheur, je réfléchis à ce bonheur, je m’attache à lui, je le travaille, je le
creuse, je l’examine comme une solution d’algèbre, et je finis par recevoir
autant de peine et de labeur de lui que j’en aurais eu d’une infortune. La meule
infatigable de votre âme broya naguère sous elle le grain que le rêveur Stello
lui porta. Que va-t-elle moudre à présent ? Va-t-elle se broyer elle-même comme
le craignit un jour Luther ? O Docteur Noir, lumière que je recherche et que je
redoute à la fois, laissez la meule rouler de tout son poids, puisqu’il le faut,
sur l’idée qui se présente entre nous deux et que vient de faire rouler sous
elle le vent d’une conversation distraite. Laissez-la écraser l’idée jusqu’à ce
qu’elle en ait exprimé tout ce qu’elle renferme de consolant et de divin.
EXTRAIT:
La foule
C’était un soir de fête. Le peuple de Paris marchait avec tristesse sur les
places publiques et le long des rues. Les familles se tenant par la main
allaient en avant, sans savoir où elles allaient, et passaient, sans s’arrêter,
en regardant devant elles. Les hommes étaient ennuyés, les femmes fatiguées, les
enfants tout en pleurs. Des lampions sinistres s’éteignaient sous une large
pluie et répandaient une fumée noire au lieu d’une flamme livide. Les murs
étaient teints de lueurs pareilles à celles d’un incendie qui s’apaise. La voûte
du ciel était violette et comme irritée.
La foule glissait sur un pavé tout humide. Les têtes noires se touchaient et
n’avançaient qu’avec un mouvement insensible. Le murmure des voix était sourd et
inarticulé comme un long gémissement. Chacun paraissait chercher et demander
quel désir l’avait amené, et vers quel plaisir. Aucun n’était satisfait, aucun
n’entrevoyait même ce qui lui pourrait plaire. Tous s’en allaient l’oeil vague
et la bouche béante ; tous incapables de s’arrêter dans leur route perpétuelle
qui ne menait à rien.
« C’est là une immense question », dit tout à coup le Docteur Noir dans le
silence de la nuit.
La voix douce, mais très grave d’un jeune homme lui répondit avec résignation :
Eh bien ! puisque je me suis soumis à vous, pourquoi ne pas penser cette nuit à
une immense question ? Puisque mon coeur s’est uni à votre intelligence comme un
esclave à son maître, que ne l’enivrez-vous de cette idée pour engourdir sa
peine ? Que suis-je à présent, que suis-je sinon une machine à penser ? Trouvez-
moi du chagrin, je pense à ce chagrin avec un étonnement profond ; donnez-moi du
bonheur, je réfléchis à ce bonheur, je m’attache à lui, je le travaille, je le
creuse, je l’examine comme une solution d’algèbre, et je finis par recevoir
autant de peine et de labeur de lui que j’en aurais eu d’une infortune. La meule
infatigable de votre âme broya naguère sous elle le grain que le rêveur Stello
lui porta. Que va-t-elle moudre à présent ? Va-t-elle se broyer elle-même comme
le craignit un jour Luther ? O Docteur Noir, lumière que je recherche et que je
redoute à la fois, laissez la meule rouler de tout son poids, puisqu’il le faut,
sur l’idée qui se présente entre nous deux et que vient de faire rouler sous
elle le vent d’une conversation distraite. Laissez-la écraser l’idée jusqu’à ce
qu’elle en ait exprimé tout ce qu’elle renferme de consolant et de divin.