Kéraban-Le-Têtu

Fiction & Literature, Classics, Historical
Cover of the book Kéraban-Le-Têtu by Jules Verne, Consumer Oriented Ebooks Publisher
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Author: Jules Verne ISBN: 1230000781916
Publisher: Consumer Oriented Ebooks Publisher Publication: November 18, 2015
Imprint: Language: French
Author: Jules Verne
ISBN: 1230000781916
Publisher: Consumer Oriented Ebooks Publisher
Publication: November 18, 2015
Imprint:
Language: French

Ce jour-là, 16 août, à six heures du soir, la place de Top-Hané,
à Constantinople, si animée d'ordinaire par le va-et-vient et le
brouhaha de la foule, était silencieuse, morne, presque déserte. En le
regardant du haut de l'échelle qui descend au Bosphore, on eût encore
trouvé le tableau charmant, mais les personnages y manquaient. A peine
quelques étrangers passaient-ils pour remonter d'un pas rapide les
ruelles étroites, sordides, boueuses, embarrassées de chiens
jaunes, qui conduisent au faubourg de Péra. Là est le quartier plus
spécialement réservé aux Européens, dont les maisons de pierre se
détachent en blanc sur le rideau noir des cyprès de la colline.

C'est qu'elle est toujours pittoresque, cette place,--même sans le
bariolage de costumes qui en relève les premiers plans,--pittoresque
et bien faite pour le plaisir des yeux, avec sa mosquée de Mahmoud,
aux sveltes minarets, sa jolie fontaine de style arabe, maintenant
veuve de son petit toit d'architecture célestienne, ses boutiques où
se débitent sorbets et confiseries de mille sortes, ses étalages,
encombrés de courges, de melons de Smyrne, de raisins de Scutari,
qui contrastent avec les éventaires des marchands de parfums et des
vendeurs de chapelets, son échelle à laquelle accostent des centaines
de caïques peinturlurés, dont la double rame, sous les mains croisées
des caïdjis, caressent plutôt qu'elles ne frappent les eaux bleues de
la Corne-d'Or et du Bosphore.

Mais où étaient donc, à cette heure, ces flâneurs habitués de la place
de Top-Hané; ces Persans, coquettement coiffés du bonnet d'astracan;
ces Grecs balançant, non sans élégance, leur fustanelle à mille plis;
ces Circassiens, presque toujours en tenue militaire; ces Géorgiens,
restés Russes par le costume, même au delà de leur frontière; ces
Arnautes, dont la peau, gratinée au soleil, apparaît sous les
échancrures de leurs vestes brodées, et ces Turcs, enfin, ces Turcs,
ces Osmanlis, ces fils de l'antique Byzance et du vieux Stamboul, oui!
où étaient-ils?

A coup sûr, il n'aurait pas fallu le demander à deux étrangers, deux
Occidentaux, qui, l'oeil inquisiteur, le nez au vent, le pas indécis,
se promenaient, à cette heure, presque solitairement sur la place: ils
n'auraient su que répondre.

Mais il y avait plus. Dans la ville proprement dite, au delà du port,
un touriste eût observé ce même caractère de silence et d'abandon. De
l'autre côté de la Corne-d'Or,--profonde indentation ouverte entre le
vieux Sérail et le débarcadère de Top-Hané,--sur la rive droite unie
à la rive gauche par trois ponts de bateaux, tout l'amphithéâtre de
Constantinople paraissait être endormi. Est-ce que personne ne
veillait alors au palais de Seraï-Bournou? N'y avait-il plus de
croyants, d'hadjis, de pèlerins, aux mosquées d'Ahmed, de Bayezidièh,
de Sainte-Sophie, de la Suleïmanièh? Faisait-il donc sa sieste, le
nonchalant gardien de la tour du Séraskierat, à l'exemple de son
collègue de la tour de Galata, tous deux chargés d'épier les débuts
d'incendie si fréquents dans la ville? En vérité, il n'était pas
jusqu'au mouvement perpétuel du port, qui ne parût quelque peu enrayé,
malgré la flottille de steamers autrichiens, français, anglais, de
mouches, de caïques, de chaloupes à vapeur, qui se pressent aux abords
des ponts et au large des maisons, dont les eaux de la Corne d'Or
baignent la base.

Était-ce donc là cette Constantinople tant vantée, ce rêve de l'Orient
réalisé par la volonté des Constantin et des Mahomet II? Voilà ce que
se demandaient les deux étrangers qui erraient sur la place; et, s'ils
ne répondaient pas à cette question, ce n'était pas faute de connaître
la langue du pays. Ils savaient le turc très suffisamment: l'un, parce
qu'il l'employait depuis vingt ans dans sa correspondance commerciale;
l'autre, pour avoir souvent servi de secrétaire à son maître, bien
qu'il ne fût près de lui qu'en qualité de domestique.

C'étaient deux Hollandais, originaires de Rotterdam, Jan Van Mitten
et son valet Bruno, qu'une singulière destinée venait de pousser
jusqu'aux confins de l'extrême Europe.

Van Mitten,--tout le monde le connaît,--un homme de quarante-cinq à
quarante-six ans, resté blond, oeil bleu céleste, favoris et barbiche
jaunes, sans moustaches, joues colorées, nez un peu trop court par
rapport à l'échelle du visage, tête assez forte, épaules larges,
taille au-dessus de la moyenne, ventre au début du bedonnement, pieds
mieux compris au point de vue de la solidité que de l'élégance,--en
réalité, l'air d'un brave homme, qui était bien de son pays.

Peut-être Van Mitten, au moral, semblait-il être un peu mou de
tempérament. Il appartenait, sans conteste, à cette catégorie de gens
d'humeur douce et sociable, fuyant la discussion, prêts à céder
sur tous les points, moins faits pour commander que pour obéir,
personnages tranquilles, flegmatiques, dont on dit communément qu'ils
n'ont pas de volonté, même lorsqu'ils s'imaginent en avoir. Ils n'en
sont pas plus mauvais pour cela. Une fois, mais une seule fois en sa
vie, Van Mitten, poussé à bout, s'était engagé dans une discussion
dont les conséquences avaient été des plus graves. Ce jour-là, il
était radicalement sorti de son caractère; mais depuis lors, il y
était rentré, comme on rentre chez soi. En réalité, peut-être eût-il
mieux fait de céder, et il n'aurait pas hésité, sans doute, s'il avait
su ce que lui réservait l'avenir. Mais il ne convient pas d'anticiper
sur les événements, qui seront l'enseignement de cette histoire.

«Eh bien, mon maître? lui dit Bruno, quand tous deux arrivèrent sur la
place de Top-Hané.

--Eh bien, Bruno?

--Nous voilà donc à Constantinople!

--Oui, Bruno, à Constantinople, c'est-à-dire à quelque mille lieues de
Rotterdam!

--Trouverez-vous enfin, demanda Bruno, que nous soyons assez loin de
la Hollande?

--Je ne saurais jamais en être trop loin!» répondit Van Mitten, en
parlant à mi-voix, comme si la Hollande eût été assez près pour
l'entendre.

Van Mitten avait en Bruno un serviteur absolument dévoué. Ce brave
homme, au physique, ressemblait quelque peu à son maître,--autant, du
moins, que son respect le lui permettait: habitude de vivre ensemble
depuis de longues années. En vingt ans, ils ne s'étaient peut-être pas
séparés un seul jour. Si Bruno était moins qu'un ami, dans la maison,
il était plus qu'un domestique. Il faisait son service intelligemment,
méthodiquement, et ne se gênait pas de donner des conseils, dont Van
Mitten aurait pu faire son profit, ou même de faire entendre des
reproches, que son maître acceptait volontiers. Ce qui l'enrageait,
c'était que celui-ci fût aux ordres de tout le monde, qu'il ne sût
pas résister aux volontés des autres, en un mot, qu'il manquât de
caractère.

«Cela vous portera malheur! lui répétait-il souvent, et à moi, par la
même occasion!»

Il faut ajouter que Bruno, alors âgé de quarante ans, était sédentaire
par nature, qu'il ne pouvait souffrir les déplacements. A se fatiguer
de la sorte, on compromet l'équilibre de son organisme, on s'éreinte,
on maigrit, et Bruno, qui avait l'habitude de se peser toutes les
semaines, tenait à ne rien perdre de sa belle prestance. Quand il
était entré au service de Van Mitten, son poids n'atteignait pas cent
livres. Il était donc d'une maigreur humiliante pour un Hollandais.
Or, en moins d'un an, grâce à l'excellent régime de la maison, il
avait gagné trente livres et pouvait déjà se présenter partout. Il
devait donc à son maître, avec cette honorable bonne mine, les cent
soixante-sept livres qu'il pesait maintenant,--ce qui mettrait dans la
bonne moyenne de ses compatriotes. Il faut être modeste, d'ailleurs,
et il se réservait, pour ses vieux jours, d'arriver à deux cents
livres.

En somme, attaché à sa maison, à sa ville natale, à son pays,--ce pays
conquis sur la mer du Nord,--jamais, sans de graves circonstances,
Bruno ne se fût résigné à quitter l'habitation du canal de
Nieuwe-Haven, ni sa bonne ville de Rotterdam, qui, à ses yeux, était
la première cité de la Hollande, ni sa Hollande, qui pouvait bien être
le plus beau royaume du monde.

Oui, sans doute, mais il n'en est pas moins vrai que, ce jour-là,
Bruno était à Constantinople, l'ancienne Byzance, le Stamboul des
Turcs, la capitale de l'empire ottoman.

En fin de compte, qu'était donc Van Mitten?--Rien moins qu'un riche
commerçant de Rotterdam, un négociant en tabacs, un consignataire
des meilleurs produits de la Havane, du Maryland, de la Virginie, de
Varinas, de Porto-Rico, et plus spécialement de la Macédoine, de la
Syrie, de l'Asie Mineure.

Depuis vingt ans déjà, Van Mitten faisait des affaires considérables
en ce genre avec la maison Kéraban de Constantinople, qui expédiait
ses tabacs renommés et garantis, dans les cinq parties du monde. D'un
si bon échange de correspondances avec cet important comptoir, il
était arrivé que le négociant hollandais connaissait à fond la langue
turque, c'est-à-dire l'osmanli, en usage dans tout l'empire; qu'il
le parlait comme un véritable sujet du Padichah ou un ministre de l'
«Émir-el-Moumenin», le Commandeur des Croyants. De là, par sympathie,
Bruno, ainsi qu'il a été dit plus haut, très au courant des affaires
de son maître, ne le parlait pas moins bien que lui.

Il avait été même convenu, entre ces deux originaux, qu'ils
n'emploieraient plus que la langue turque dans leur conversation
personnelle, tant qu'ils seraient en Turquie. Et, de fait, sauf leur
costume, on aurait pu les prendre pour deux Osmanlis de vieille race.
Cela, d'ailleurs, plaisait à Van Mitten, bien que cela déplût à Bruno.

Et cependant, cet obéissant serviteur se résignait à dire chaque matin
à son maître.

«_Efendum, emriniz nè dir?_»

Ce qui signifie: «Monsieur, que désirez-vous?» Et celui-ci de lui
répondre en bon turc:

«_Sitrimi, pantalounymi fourtcha._»

Ce qui signifie: «Brosse ma redingote et mon pantalon!»

Par ce qui précède, on comprendra donc que Van Mitten et Bruno ne
devaient point être embarrassés d'aller et de venir dans cette vaste
métropole de Constantinople: d'abord, parce qu'ils parlaient très
suffisamment la langue du pays; ensuite, parce qu'ils ne pouvaient
manquer d'être amicalement accueillis dans la maison Kéraban, dont le
chef avait déjà fait un voyage en Hollande et, en vertu de la loi des
contrastes, s'était lié d'amitié avec son correspondant de Rotterdam.
C'était même la principale raison pour laquelle Van Mitten, après
avoir quitté son pays, avait eu la pensée de venir s'installer à
Constantinople, pourquoi Bruno, quoi qu'il en eût, s'était résigné
à l'y suivre, pourquoi enfin ils erraient tous deux sur la place de
Top-Hané.

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Ce jour-là, 16 août, à six heures du soir, la place de Top-Hané,
à Constantinople, si animée d'ordinaire par le va-et-vient et le
brouhaha de la foule, était silencieuse, morne, presque déserte. En le
regardant du haut de l'échelle qui descend au Bosphore, on eût encore
trouvé le tableau charmant, mais les personnages y manquaient. A peine
quelques étrangers passaient-ils pour remonter d'un pas rapide les
ruelles étroites, sordides, boueuses, embarrassées de chiens
jaunes, qui conduisent au faubourg de Péra. Là est le quartier plus
spécialement réservé aux Européens, dont les maisons de pierre se
détachent en blanc sur le rideau noir des cyprès de la colline.

C'est qu'elle est toujours pittoresque, cette place,--même sans le
bariolage de costumes qui en relève les premiers plans,--pittoresque
et bien faite pour le plaisir des yeux, avec sa mosquée de Mahmoud,
aux sveltes minarets, sa jolie fontaine de style arabe, maintenant
veuve de son petit toit d'architecture célestienne, ses boutiques où
se débitent sorbets et confiseries de mille sortes, ses étalages,
encombrés de courges, de melons de Smyrne, de raisins de Scutari,
qui contrastent avec les éventaires des marchands de parfums et des
vendeurs de chapelets, son échelle à laquelle accostent des centaines
de caïques peinturlurés, dont la double rame, sous les mains croisées
des caïdjis, caressent plutôt qu'elles ne frappent les eaux bleues de
la Corne-d'Or et du Bosphore.

Mais où étaient donc, à cette heure, ces flâneurs habitués de la place
de Top-Hané; ces Persans, coquettement coiffés du bonnet d'astracan;
ces Grecs balançant, non sans élégance, leur fustanelle à mille plis;
ces Circassiens, presque toujours en tenue militaire; ces Géorgiens,
restés Russes par le costume, même au delà de leur frontière; ces
Arnautes, dont la peau, gratinée au soleil, apparaît sous les
échancrures de leurs vestes brodées, et ces Turcs, enfin, ces Turcs,
ces Osmanlis, ces fils de l'antique Byzance et du vieux Stamboul, oui!
où étaient-ils?

A coup sûr, il n'aurait pas fallu le demander à deux étrangers, deux
Occidentaux, qui, l'oeil inquisiteur, le nez au vent, le pas indécis,
se promenaient, à cette heure, presque solitairement sur la place: ils
n'auraient su que répondre.

Mais il y avait plus. Dans la ville proprement dite, au delà du port,
un touriste eût observé ce même caractère de silence et d'abandon. De
l'autre côté de la Corne-d'Or,--profonde indentation ouverte entre le
vieux Sérail et le débarcadère de Top-Hané,--sur la rive droite unie
à la rive gauche par trois ponts de bateaux, tout l'amphithéâtre de
Constantinople paraissait être endormi. Est-ce que personne ne
veillait alors au palais de Seraï-Bournou? N'y avait-il plus de
croyants, d'hadjis, de pèlerins, aux mosquées d'Ahmed, de Bayezidièh,
de Sainte-Sophie, de la Suleïmanièh? Faisait-il donc sa sieste, le
nonchalant gardien de la tour du Séraskierat, à l'exemple de son
collègue de la tour de Galata, tous deux chargés d'épier les débuts
d'incendie si fréquents dans la ville? En vérité, il n'était pas
jusqu'au mouvement perpétuel du port, qui ne parût quelque peu enrayé,
malgré la flottille de steamers autrichiens, français, anglais, de
mouches, de caïques, de chaloupes à vapeur, qui se pressent aux abords
des ponts et au large des maisons, dont les eaux de la Corne d'Or
baignent la base.

Était-ce donc là cette Constantinople tant vantée, ce rêve de l'Orient
réalisé par la volonté des Constantin et des Mahomet II? Voilà ce que
se demandaient les deux étrangers qui erraient sur la place; et, s'ils
ne répondaient pas à cette question, ce n'était pas faute de connaître
la langue du pays. Ils savaient le turc très suffisamment: l'un, parce
qu'il l'employait depuis vingt ans dans sa correspondance commerciale;
l'autre, pour avoir souvent servi de secrétaire à son maître, bien
qu'il ne fût près de lui qu'en qualité de domestique.

C'étaient deux Hollandais, originaires de Rotterdam, Jan Van Mitten
et son valet Bruno, qu'une singulière destinée venait de pousser
jusqu'aux confins de l'extrême Europe.

Van Mitten,--tout le monde le connaît,--un homme de quarante-cinq à
quarante-six ans, resté blond, oeil bleu céleste, favoris et barbiche
jaunes, sans moustaches, joues colorées, nez un peu trop court par
rapport à l'échelle du visage, tête assez forte, épaules larges,
taille au-dessus de la moyenne, ventre au début du bedonnement, pieds
mieux compris au point de vue de la solidité que de l'élégance,--en
réalité, l'air d'un brave homme, qui était bien de son pays.

Peut-être Van Mitten, au moral, semblait-il être un peu mou de
tempérament. Il appartenait, sans conteste, à cette catégorie de gens
d'humeur douce et sociable, fuyant la discussion, prêts à céder
sur tous les points, moins faits pour commander que pour obéir,
personnages tranquilles, flegmatiques, dont on dit communément qu'ils
n'ont pas de volonté, même lorsqu'ils s'imaginent en avoir. Ils n'en
sont pas plus mauvais pour cela. Une fois, mais une seule fois en sa
vie, Van Mitten, poussé à bout, s'était engagé dans une discussion
dont les conséquences avaient été des plus graves. Ce jour-là, il
était radicalement sorti de son caractère; mais depuis lors, il y
était rentré, comme on rentre chez soi. En réalité, peut-être eût-il
mieux fait de céder, et il n'aurait pas hésité, sans doute, s'il avait
su ce que lui réservait l'avenir. Mais il ne convient pas d'anticiper
sur les événements, qui seront l'enseignement de cette histoire.

«Eh bien, mon maître? lui dit Bruno, quand tous deux arrivèrent sur la
place de Top-Hané.

--Eh bien, Bruno?

--Nous voilà donc à Constantinople!

--Oui, Bruno, à Constantinople, c'est-à-dire à quelque mille lieues de
Rotterdam!

--Trouverez-vous enfin, demanda Bruno, que nous soyons assez loin de
la Hollande?

--Je ne saurais jamais en être trop loin!» répondit Van Mitten, en
parlant à mi-voix, comme si la Hollande eût été assez près pour
l'entendre.

Van Mitten avait en Bruno un serviteur absolument dévoué. Ce brave
homme, au physique, ressemblait quelque peu à son maître,--autant, du
moins, que son respect le lui permettait: habitude de vivre ensemble
depuis de longues années. En vingt ans, ils ne s'étaient peut-être pas
séparés un seul jour. Si Bruno était moins qu'un ami, dans la maison,
il était plus qu'un domestique. Il faisait son service intelligemment,
méthodiquement, et ne se gênait pas de donner des conseils, dont Van
Mitten aurait pu faire son profit, ou même de faire entendre des
reproches, que son maître acceptait volontiers. Ce qui l'enrageait,
c'était que celui-ci fût aux ordres de tout le monde, qu'il ne sût
pas résister aux volontés des autres, en un mot, qu'il manquât de
caractère.

«Cela vous portera malheur! lui répétait-il souvent, et à moi, par la
même occasion!»

Il faut ajouter que Bruno, alors âgé de quarante ans, était sédentaire
par nature, qu'il ne pouvait souffrir les déplacements. A se fatiguer
de la sorte, on compromet l'équilibre de son organisme, on s'éreinte,
on maigrit, et Bruno, qui avait l'habitude de se peser toutes les
semaines, tenait à ne rien perdre de sa belle prestance. Quand il
était entré au service de Van Mitten, son poids n'atteignait pas cent
livres. Il était donc d'une maigreur humiliante pour un Hollandais.
Or, en moins d'un an, grâce à l'excellent régime de la maison, il
avait gagné trente livres et pouvait déjà se présenter partout. Il
devait donc à son maître, avec cette honorable bonne mine, les cent
soixante-sept livres qu'il pesait maintenant,--ce qui mettrait dans la
bonne moyenne de ses compatriotes. Il faut être modeste, d'ailleurs,
et il se réservait, pour ses vieux jours, d'arriver à deux cents
livres.

En somme, attaché à sa maison, à sa ville natale, à son pays,--ce pays
conquis sur la mer du Nord,--jamais, sans de graves circonstances,
Bruno ne se fût résigné à quitter l'habitation du canal de
Nieuwe-Haven, ni sa bonne ville de Rotterdam, qui, à ses yeux, était
la première cité de la Hollande, ni sa Hollande, qui pouvait bien être
le plus beau royaume du monde.

Oui, sans doute, mais il n'en est pas moins vrai que, ce jour-là,
Bruno était à Constantinople, l'ancienne Byzance, le Stamboul des
Turcs, la capitale de l'empire ottoman.

En fin de compte, qu'était donc Van Mitten?--Rien moins qu'un riche
commerçant de Rotterdam, un négociant en tabacs, un consignataire
des meilleurs produits de la Havane, du Maryland, de la Virginie, de
Varinas, de Porto-Rico, et plus spécialement de la Macédoine, de la
Syrie, de l'Asie Mineure.

Depuis vingt ans déjà, Van Mitten faisait des affaires considérables
en ce genre avec la maison Kéraban de Constantinople, qui expédiait
ses tabacs renommés et garantis, dans les cinq parties du monde. D'un
si bon échange de correspondances avec cet important comptoir, il
était arrivé que le négociant hollandais connaissait à fond la langue
turque, c'est-à-dire l'osmanli, en usage dans tout l'empire; qu'il
le parlait comme un véritable sujet du Padichah ou un ministre de l'
«Émir-el-Moumenin», le Commandeur des Croyants. De là, par sympathie,
Bruno, ainsi qu'il a été dit plus haut, très au courant des affaires
de son maître, ne le parlait pas moins bien que lui.

Il avait été même convenu, entre ces deux originaux, qu'ils
n'emploieraient plus que la langue turque dans leur conversation
personnelle, tant qu'ils seraient en Turquie. Et, de fait, sauf leur
costume, on aurait pu les prendre pour deux Osmanlis de vieille race.
Cela, d'ailleurs, plaisait à Van Mitten, bien que cela déplût à Bruno.

Et cependant, cet obéissant serviteur se résignait à dire chaque matin
à son maître.

«_Efendum, emriniz nè dir?_»

Ce qui signifie: «Monsieur, que désirez-vous?» Et celui-ci de lui
répondre en bon turc:

«_Sitrimi, pantalounymi fourtcha._»

Ce qui signifie: «Brosse ma redingote et mon pantalon!»

Par ce qui précède, on comprendra donc que Van Mitten et Bruno ne
devaient point être embarrassés d'aller et de venir dans cette vaste
métropole de Constantinople: d'abord, parce qu'ils parlaient très
suffisamment la langue du pays; ensuite, parce qu'ils ne pouvaient
manquer d'être amicalement accueillis dans la maison Kéraban, dont le
chef avait déjà fait un voyage en Hollande et, en vertu de la loi des
contrastes, s'était lié d'amitié avec son correspondant de Rotterdam.
C'était même la principale raison pour laquelle Van Mitten, après
avoir quitté son pays, avait eu la pensée de venir s'installer à
Constantinople, pourquoi Bruno, quoi qu'il en eût, s'était résigné
à l'y suivre, pourquoi enfin ils erraient tous deux sur la place de
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