Author: | Pierre de Coubertin | ISBN: | 1230002583419 |
Publisher: | Librairie Hachette, Paris, 1888 | Publication: | September 28, 2018 |
Imprint: | Language: | French |
Author: | Pierre de Coubertin |
ISBN: | 1230002583419 |
Publisher: | Librairie Hachette, Paris, 1888 |
Publication: | September 28, 2018 |
Imprint: | |
Language: | French |
Ce n’est pas un traité d’éducation que je vous présente, lecteur : ce sont des impressions de voyage à travers les collèges anglais.
Il y a longtemps que je vous entends vous plaindre de la situation qui est faite aux enfants français. On leur a enlevé, dites-vous, jusqu’au privilège d’être des enfants.
On les bourre de connaissances.
On en fait des dictionnaires vivants.
On les surmène ; c’est le terme consacré. Et à force d’engraisser leur intelligence comme on engraisse les volailles, on affaiblit leurs forces physiques et on tue leur énergie morale. Voilà ce dont vous vous lamentez ; vous avez cent fois raison. Par malheur il y a sainte Routine, protectrice de l’Université, et saint Parchemin, patron du royaume de France, qui rendent inutiles vos jérémiades. Vous êtes sous leur joug ; que deviendraient vos fils, mon Dieu, s’ils n’avaient pas ce diplôme indispensable à tout Français qui se respecte et si vous ne pouviez, vers la fin de leurs études, leur présenter le menu de leur avenir en leur disant, comme un maître d’hôtel qui offre des potages : « Armée ou magistrature ? ― Diplomatie ou administration ? » Et supposez que l’un d’eux, plus hardi, vienne vous dire : « Je me ferai une carrière. » Quelle inquiétude ce mot n’éveillera-t-il pas en vous ? Vous n’y croyez pas aux carrières qu’on se fait à soi-même, parce que vous songez à ces premières bouffées d’air pur qui grisent le collégien rendu à la liberté, et vous êtes pressé de faire passer le vôtre d’un harnais dans un autre.
Verba volant. C’est avec des faits et non avec des paroles qu’il faut lapider sainte Routine et saint Parchemin : voilà pourquoi en me promenant en Angleterre j’ai recueilli le plus de faits possible, visitant les principales maisons d’éducation et interrogeant un grand nombre de professeurs et d’élèves. Cela s’appelle, si je ne me trompe, procéder par observation, et c’est ainsi que l’on acquiert cette certitude, pour ainsi dire matérielle, dont l’illustre Le Play a démontré la supériorité sur celle qui résulte de raisonnements à priori et de théories préconçues.
Jetez un coup d’œil sur ces notes : vous y verrez que, dans un pays aussi chrétien et civilisé que le nôtre, on élève les enfants par des procédés diamétralement opposés à ceux que nous employons, ce qui prouve, à tout le moins, qu’il existe des chemins différents pour atteindre au même but. Cette éducation est libre, comme il convient à une nation émancipée ; elle ne produit pas le déclassement, la plaie de notre pays et la cause de bien des révolutions ; elle pèche sans doute par d’autres côtés, la perfection n’étant pas de ce monde ; mais de tels avantages méritent qu’on s’y arrête. Et puis, il ne faut pas se fier aux apparences. En cette matière plus qu’en toute autre, les Anglais, chez lesquels l’esprit de tradition et l’esprit de nouveauté se trouvent à tel point mélangés, ont greffé le présent sur le passé et derrière les façades vénérables religieusement conservées ont bâti selon les exigences modernes ; leurs collèges sont gothiques d’architecture ; un peu gothique aussi est leur enseignement, mais point du tout leur éducation.
Voilà, lecteur, ce que j’entreprends de vous prouver ; j’y réussirai ou je n’y réussirai pas. Mais, de grâce, ne commencez pas par me jeter à la tête ce mot d’« anglomane » qui sert de bouclier à tous les partis pris. On dirait vraiment qu’il est impossible d’apprécier quoi que ce soit de l’autre côté de la Manche sans avoir l’esprit faussé ou l’œil de travers. Eh bien, c’est convenu ! Nous les détestons et ils nous détestent. Mais, je vous en prie, laissons l’Irlande et la loi de Malthus tranquilles, ainsi que ces clichés innombrables dont les anglophobes font collection.
Il est toujours utile d’étudier le voisin, fût-ce un adversaire, car on peut, en l’imitant dans ce qu’il a de bon, le corriger et faire encore mieux que lui. Les moins prévenus, s’ils ne me traitent pas d’anglomane, vont au moins me dire : « À quoi bon les étudier ? Nous n’en pouvons tirer aucun profit.… les caractères sont trop différents. » Mauvaise excuse ! L’éducation est avant tout l’art de faire des hommes. Est-ce que les hommes ne sont pas partout les mêmes ! Est-ce qu’ils n’ont pas tous un corps qu’il faut fortifier et un caractère qu’il faut former ?
Ce que j’admire aussi, il est vrai, chez nos voisins, c’est qu’ils sont restés fidèles à leurs traditions, qu’ils les comprennent et en préparent le respect dans les générations futures. Il peut arriver au contraire que, trompé, égaré, obéissant aveuglément à quelque courant d’idées fausses, un peuple méconnaisse sa nature, sa destinée, ses instincts, ses besoins et qu’il élève ses fils dans une voie contraire à leur caractère et aux qualités de leur race. Je crois que c’est assez le cas pour nous et que l’éducation française n’est pas l’art de faire des Français ; en tout cas, ce n’est pas l’art de faire des hommes, car les hommes ne se composent pas seulement d’une intelligence, et nous agissons comme si tel était le cas.
Les Anglais ont évité cet écueil.
Instruire n’est pas élever. « Entre l’instruction, qui donne des connaissances, pourvoit l’esprit et fait des savants, et l’éducation, qui développe les facultés, élève l’âme et fait des hommes, il y a une différence profonde. » — Cela pourrait passer pour une vérité de La Palisse, si de nos jours en France une déplorable confusion ne s’était établie entre ces deux notions. On a pu le dire hier, on peut encore mieux le répéter aujourd’hui : l’instruction est tout ; l’éducation, rien.
Les lignes que je viens de rappeler ont été écrites par Mgr Dupanloup. Guizot, qui n’a pas moins de droits à une citation quand il s’agit d’éducation, a dit quelque part : « Il n’y a pas de liberté pour les enfants, s’ils ne sont pas un peu seuls et livrés à eux-mêmes. » Montaigne a donné ce précepte : « Pour leur roidir l’âme, il faut leur durcir les muscles. » Et Jean-Jacques Rousseau, cet axiome : « Plus le corps est faible, plus il commande ; plus il est fort, plus il obéit. »
Ces quatre extraits de quatre auteurs français m’ont paru résumer à merveille, d’une façon claire et complète, l’esprit de l’éducation anglaise.
Ce n’est pas un traité d’éducation que je vous présente, lecteur : ce sont des impressions de voyage à travers les collèges anglais.
Il y a longtemps que je vous entends vous plaindre de la situation qui est faite aux enfants français. On leur a enlevé, dites-vous, jusqu’au privilège d’être des enfants.
On les bourre de connaissances.
On en fait des dictionnaires vivants.
On les surmène ; c’est le terme consacré. Et à force d’engraisser leur intelligence comme on engraisse les volailles, on affaiblit leurs forces physiques et on tue leur énergie morale. Voilà ce dont vous vous lamentez ; vous avez cent fois raison. Par malheur il y a sainte Routine, protectrice de l’Université, et saint Parchemin, patron du royaume de France, qui rendent inutiles vos jérémiades. Vous êtes sous leur joug ; que deviendraient vos fils, mon Dieu, s’ils n’avaient pas ce diplôme indispensable à tout Français qui se respecte et si vous ne pouviez, vers la fin de leurs études, leur présenter le menu de leur avenir en leur disant, comme un maître d’hôtel qui offre des potages : « Armée ou magistrature ? ― Diplomatie ou administration ? » Et supposez que l’un d’eux, plus hardi, vienne vous dire : « Je me ferai une carrière. » Quelle inquiétude ce mot n’éveillera-t-il pas en vous ? Vous n’y croyez pas aux carrières qu’on se fait à soi-même, parce que vous songez à ces premières bouffées d’air pur qui grisent le collégien rendu à la liberté, et vous êtes pressé de faire passer le vôtre d’un harnais dans un autre.
Verba volant. C’est avec des faits et non avec des paroles qu’il faut lapider sainte Routine et saint Parchemin : voilà pourquoi en me promenant en Angleterre j’ai recueilli le plus de faits possible, visitant les principales maisons d’éducation et interrogeant un grand nombre de professeurs et d’élèves. Cela s’appelle, si je ne me trompe, procéder par observation, et c’est ainsi que l’on acquiert cette certitude, pour ainsi dire matérielle, dont l’illustre Le Play a démontré la supériorité sur celle qui résulte de raisonnements à priori et de théories préconçues.
Jetez un coup d’œil sur ces notes : vous y verrez que, dans un pays aussi chrétien et civilisé que le nôtre, on élève les enfants par des procédés diamétralement opposés à ceux que nous employons, ce qui prouve, à tout le moins, qu’il existe des chemins différents pour atteindre au même but. Cette éducation est libre, comme il convient à une nation émancipée ; elle ne produit pas le déclassement, la plaie de notre pays et la cause de bien des révolutions ; elle pèche sans doute par d’autres côtés, la perfection n’étant pas de ce monde ; mais de tels avantages méritent qu’on s’y arrête. Et puis, il ne faut pas se fier aux apparences. En cette matière plus qu’en toute autre, les Anglais, chez lesquels l’esprit de tradition et l’esprit de nouveauté se trouvent à tel point mélangés, ont greffé le présent sur le passé et derrière les façades vénérables religieusement conservées ont bâti selon les exigences modernes ; leurs collèges sont gothiques d’architecture ; un peu gothique aussi est leur enseignement, mais point du tout leur éducation.
Voilà, lecteur, ce que j’entreprends de vous prouver ; j’y réussirai ou je n’y réussirai pas. Mais, de grâce, ne commencez pas par me jeter à la tête ce mot d’« anglomane » qui sert de bouclier à tous les partis pris. On dirait vraiment qu’il est impossible d’apprécier quoi que ce soit de l’autre côté de la Manche sans avoir l’esprit faussé ou l’œil de travers. Eh bien, c’est convenu ! Nous les détestons et ils nous détestent. Mais, je vous en prie, laissons l’Irlande et la loi de Malthus tranquilles, ainsi que ces clichés innombrables dont les anglophobes font collection.
Il est toujours utile d’étudier le voisin, fût-ce un adversaire, car on peut, en l’imitant dans ce qu’il a de bon, le corriger et faire encore mieux que lui. Les moins prévenus, s’ils ne me traitent pas d’anglomane, vont au moins me dire : « À quoi bon les étudier ? Nous n’en pouvons tirer aucun profit.… les caractères sont trop différents. » Mauvaise excuse ! L’éducation est avant tout l’art de faire des hommes. Est-ce que les hommes ne sont pas partout les mêmes ! Est-ce qu’ils n’ont pas tous un corps qu’il faut fortifier et un caractère qu’il faut former ?
Ce que j’admire aussi, il est vrai, chez nos voisins, c’est qu’ils sont restés fidèles à leurs traditions, qu’ils les comprennent et en préparent le respect dans les générations futures. Il peut arriver au contraire que, trompé, égaré, obéissant aveuglément à quelque courant d’idées fausses, un peuple méconnaisse sa nature, sa destinée, ses instincts, ses besoins et qu’il élève ses fils dans une voie contraire à leur caractère et aux qualités de leur race. Je crois que c’est assez le cas pour nous et que l’éducation française n’est pas l’art de faire des Français ; en tout cas, ce n’est pas l’art de faire des hommes, car les hommes ne se composent pas seulement d’une intelligence, et nous agissons comme si tel était le cas.
Les Anglais ont évité cet écueil.
Instruire n’est pas élever. « Entre l’instruction, qui donne des connaissances, pourvoit l’esprit et fait des savants, et l’éducation, qui développe les facultés, élève l’âme et fait des hommes, il y a une différence profonde. » — Cela pourrait passer pour une vérité de La Palisse, si de nos jours en France une déplorable confusion ne s’était établie entre ces deux notions. On a pu le dire hier, on peut encore mieux le répéter aujourd’hui : l’instruction est tout ; l’éducation, rien.
Les lignes que je viens de rappeler ont été écrites par Mgr Dupanloup. Guizot, qui n’a pas moins de droits à une citation quand il s’agit d’éducation, a dit quelque part : « Il n’y a pas de liberté pour les enfants, s’ils ne sont pas un peu seuls et livrés à eux-mêmes. » Montaigne a donné ce précepte : « Pour leur roidir l’âme, il faut leur durcir les muscles. » Et Jean-Jacques Rousseau, cet axiome : « Plus le corps est faible, plus il commande ; plus il est fort, plus il obéit. »
Ces quatre extraits de quatre auteurs français m’ont paru résumer à merveille, d’une façon claire et complète, l’esprit de l’éducation anglaise.