L’Ami commun

Fiction & Literature
Cover of the book L’Ami commun by Charles Dickens, Henriette Loreau, Hachette
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Author: Charles Dickens, Henriette Loreau ISBN: 1230003184691
Publisher: Hachette Publication: April 15, 2019
Imprint: Language: French
Author: Charles Dickens, Henriette Loreau
ISBN: 1230003184691
Publisher: Hachette
Publication: April 15, 2019
Imprint:
Language: French

Inutile de préciser la date ; mais de nos jours, vers la fin d’une soirée d’automne, un bateau fangeux et d’aspect équivoque flottait sur la Tamise entre le pont de Southwark, qui est en fonte, et le pont de Londres, qui est en pierre.

Deux personnes étaient dans ce bateau : un homme vigoureux, à cheveux gris et en désordre, au teint bronzé par le soleil, et une jeune fille de dix-neuf à vingt ans qui lui ressemblait assez pour que l’on reconnût qu’il était son père.

La jeune fille ramait, et maniait ses avirons avec une grande aisance. L’homme aux cheveux gris, les cordes lâches du gouvernail entre les mains, et les mains dans la ceinture, fouillait la rivière d’un œil avide. Il n’avait pas de filet, pas d’hameçons, pas de ligne ; ce ne pouvait pas être un pêcheur. Ce n’était pas non plus un batelier ; son bateau n’offrait ni inscription, ni peinture, ni siège où un passager pût s’asseoir ; nul autre objet qu’un rouleau de corde, plus une gaffe couverte de rouille ; et ce bateau n’était ni assez grand, ni assez solide pour servir au transport des marchandises.

Rien dans cet homme, ni dans son entourage, ne laissait deviner ce qu’il cherchait ; mais il cherchait quelque chose, et du regard le plus attentif. Depuis une heure que la marée descendait, le moindre courant, la moindre ride qui se produisait sur sa large nappe, était guettée par l’homme, tandis que le bateau présentait au reflux soit la proue, soit la poupe, suivant la direction que lui imprimait la fille sur un signe de tête du père.

La rameuse épiait le visage du guetteur non moins attentivement que celui-ci épiait l’eau du fleuve ; mais il y avait dans la fixité du regard de la jeune fille une nuance de crainte ou d’horreur. Ce bateau moussu, plus en rapport avec le fond de la Tamise qu’avec la surface de l’eau, en raison de la bourbe dont il était couvert, servait évidemment à son usage habituel ; et, non moins évidemment, ceux qu’il portait faisaient une chose qu’ils avaient souvent faite, et cherchaient ce qu’ils avaient souvent cherché.

Sa barbe et ses cheveux incultes, sa tête nue, ses bras fauves, ses manches relevées au-dessus du coude, le mouchoir au nœud lâche qui pendait sur sa poitrine découverte ; ses vêtements, qu’on eût dit formés de la boue dont sa barque était souillée, donnaient à l’homme un air à demi sauvage ; mais la constance et la fermeté de son regard annonçaient une occupation familière. De même pour la jeune fille : la souplesse de ses mouvements, le jeu de ses poignets, peut-être plus encore l’effroi ou l’horreur qu’on lisait dans ses yeux, tout cela était affaire d’habitude.

« Détourne le bateau, Lizzie ; le courant est fort à cette place. Tiens ferme devant la marée. »

Se fiant à l’adresse de sa fille, il n’usa même pas du gouvernail, et se pencha vers le flot avec une attention qui l’absorba.

Le regard que sa fille attachait sur lui n’était pas moins attentif ; mais un rayon du couchant vint briller au fond du bateau ; il y rencontra une ancienne tache qui rappelait la forme d’un corps humain, enveloppé d’un manteau ou d’un suaire, et la colora d’une teinte sanglante. Cette tache animée frappa Lizzie, et la fit tressaillir.

« Qu’est-ce que tu as ? Je ne vois rien, » dit l’homme, qui, malgré l’attention qu’il donnait aux vagues arrivantes, n’en eut pas moins conscience de l’émotion de sa fille. La lueur rouge avait disparu ; le frisson était passé ; le regard que le père avait ramené dans le batelet s’éloigna et courut de nouveau sur le fleuve, s’arrêtant dans tous les endroits où l’eau rapide rencontrait un obstacle. À chaque amarre, chaque bateau, chaque barge stationnaires où le courant venait se heurter et se diviser en fer de flèche, à toutes les saillies du pont de Southwark, aux palettes des steamboats, qui battaient l’eau fangeuse, aux pièces de bois flottantes, reliées en faisceaux devant certains quais, son œil brillant jetait un regard famélique. Une heure environ après le coucher du soleil, les cordes du gouvernail se tendirent, et le bateau fut dirigé vers la rive droite du fleuve. Épiant toujours la figure de son père, la jeune fille rama aussitôt dans la même direction. Tout à coup le bateau vira de bord ; il se balança comme par l’effet d’une secousse inattendue, et la partie supérieure de l’homme se pencha en dehors de la poupe.

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Inutile de préciser la date ; mais de nos jours, vers la fin d’une soirée d’automne, un bateau fangeux et d’aspect équivoque flottait sur la Tamise entre le pont de Southwark, qui est en fonte, et le pont de Londres, qui est en pierre.

Deux personnes étaient dans ce bateau : un homme vigoureux, à cheveux gris et en désordre, au teint bronzé par le soleil, et une jeune fille de dix-neuf à vingt ans qui lui ressemblait assez pour que l’on reconnût qu’il était son père.

La jeune fille ramait, et maniait ses avirons avec une grande aisance. L’homme aux cheveux gris, les cordes lâches du gouvernail entre les mains, et les mains dans la ceinture, fouillait la rivière d’un œil avide. Il n’avait pas de filet, pas d’hameçons, pas de ligne ; ce ne pouvait pas être un pêcheur. Ce n’était pas non plus un batelier ; son bateau n’offrait ni inscription, ni peinture, ni siège où un passager pût s’asseoir ; nul autre objet qu’un rouleau de corde, plus une gaffe couverte de rouille ; et ce bateau n’était ni assez grand, ni assez solide pour servir au transport des marchandises.

Rien dans cet homme, ni dans son entourage, ne laissait deviner ce qu’il cherchait ; mais il cherchait quelque chose, et du regard le plus attentif. Depuis une heure que la marée descendait, le moindre courant, la moindre ride qui se produisait sur sa large nappe, était guettée par l’homme, tandis que le bateau présentait au reflux soit la proue, soit la poupe, suivant la direction que lui imprimait la fille sur un signe de tête du père.

La rameuse épiait le visage du guetteur non moins attentivement que celui-ci épiait l’eau du fleuve ; mais il y avait dans la fixité du regard de la jeune fille une nuance de crainte ou d’horreur. Ce bateau moussu, plus en rapport avec le fond de la Tamise qu’avec la surface de l’eau, en raison de la bourbe dont il était couvert, servait évidemment à son usage habituel ; et, non moins évidemment, ceux qu’il portait faisaient une chose qu’ils avaient souvent faite, et cherchaient ce qu’ils avaient souvent cherché.

Sa barbe et ses cheveux incultes, sa tête nue, ses bras fauves, ses manches relevées au-dessus du coude, le mouchoir au nœud lâche qui pendait sur sa poitrine découverte ; ses vêtements, qu’on eût dit formés de la boue dont sa barque était souillée, donnaient à l’homme un air à demi sauvage ; mais la constance et la fermeté de son regard annonçaient une occupation familière. De même pour la jeune fille : la souplesse de ses mouvements, le jeu de ses poignets, peut-être plus encore l’effroi ou l’horreur qu’on lisait dans ses yeux, tout cela était affaire d’habitude.

« Détourne le bateau, Lizzie ; le courant est fort à cette place. Tiens ferme devant la marée. »

Se fiant à l’adresse de sa fille, il n’usa même pas du gouvernail, et se pencha vers le flot avec une attention qui l’absorba.

Le regard que sa fille attachait sur lui n’était pas moins attentif ; mais un rayon du couchant vint briller au fond du bateau ; il y rencontra une ancienne tache qui rappelait la forme d’un corps humain, enveloppé d’un manteau ou d’un suaire, et la colora d’une teinte sanglante. Cette tache animée frappa Lizzie, et la fit tressaillir.

« Qu’est-ce que tu as ? Je ne vois rien, » dit l’homme, qui, malgré l’attention qu’il donnait aux vagues arrivantes, n’en eut pas moins conscience de l’émotion de sa fille. La lueur rouge avait disparu ; le frisson était passé ; le regard que le père avait ramené dans le batelet s’éloigna et courut de nouveau sur le fleuve, s’arrêtant dans tous les endroits où l’eau rapide rencontrait un obstacle. À chaque amarre, chaque bateau, chaque barge stationnaires où le courant venait se heurter et se diviser en fer de flèche, à toutes les saillies du pont de Southwark, aux palettes des steamboats, qui battaient l’eau fangeuse, aux pièces de bois flottantes, reliées en faisceaux devant certains quais, son œil brillant jetait un regard famélique. Une heure environ après le coucher du soleil, les cordes du gouvernail se tendirent, et le bateau fut dirigé vers la rive droite du fleuve. Épiant toujours la figure de son père, la jeune fille rama aussitôt dans la même direction. Tout à coup le bateau vira de bord ; il se balança comme par l’effet d’une secousse inattendue, et la partie supérieure de l’homme se pencha en dehors de la poupe.

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