Le Gai Savoir

Fiction & Literature, Psychological
Cover of the book Le Gai Savoir by Friedrich Nietzsche, Paris, Société du Mercure de France, Paris
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Author: Friedrich Nietzsche ISBN: 1230003191101
Publisher: Paris, Société du Mercure de France, Paris Publication: April 18, 2019
Imprint: Language: French
Author: Friedrich Nietzsche
ISBN: 1230003191101
Publisher: Paris, Société du Mercure de France, Paris
Publication: April 18, 2019
Imprint:
Language: French

Ce livre aurait peut-être besoin d’autre chose que d’un avant-propos, car en fin de compte un doute continuerait à subsister malgré tout, savoir si l’on pourrait rendre sensible par des préfaces, à quelqu’un qui n’a pas vécu quelque chose d’analogue, ce qu’il y a d’aventure personnelle dans ce livre. Il semble être écrit dans le langage d’un vent de dégel : on y trouve de la pétulance, de l’inquiétude, des contradictions et un temps d’avril, ce qui fait songer sans cesse au voisinage de l’hiver, tout autant qu’à la victoire sur l’hiver, à la victoire qui arrive, qui doit arriver, qui est peut-être déjà arrivée… La reconnaissance rayonne sans cesse, comme si la chose la plus inattendue s’était réalisée, c’est la reconnaissance d’un convalescent, — car cette chose inattendue, ce fut la guérison. « Gai Savoir » : qu’est-ce sinon les saturnales d’un esprit qui a résisté patiemment à une terrible et longue pression — patiemment, sévèrement, froidement, sans se soumettre, mais sans espoir, — et qui maintenant, tout à coup, est assailli par l’espoir, par l’espoir de guérison, par l’ivresse de la guérison ? Quoi d’étonnant si beaucoup de choses déraisonnables et folles sont amenées au jour, beaucoup de tendresse malicieuse gaspillée pour des problèmes hérissés d’aiguillons qui n’ont pas l’air de vouloir être caressés et attirés. C’est que ce livre tout entier n’est que fête après les privations et les faiblesses, il est la jubilation des forces renaissantes, la nouvelle foi en demain et en après-demain, le sentiment soudain et le pressentiment de l’avenir, des aventures prochaines et des mers nouvellement ouvertes, des buts permis de nouveau et auxquels il est de nouveau permis de croire. Et combien de choses avais-je derrière moi !… Cette espèce de désert d’épuisement, d’incrédulité, de congélation en pleine jeunesse, cette sénilité qui s’était introduite dans la vie, alors que je n’avais qu’en faire, cette tyrannie de la douleur, surpassée encore par la tyrannie de la fierté qui rejette les conséquences de la douleur — et c’est se consoler que de savoir accepter des conséquences, — cet isolement radical pour se garer contre un mépris des hommes, un mépris devenu clairvoyant jusqu’à la maladie, cette restriction par principe à tout ce que la connaissance a d’amer, d’âpre, de blessant, une restriction que prescrivait le dégoût né peu à peu d’une imprudente diète et d’une gâterie intellectuelles — on appelle cela du romantisme, — hélas ! qui donc pourrait sentir tout cela avec moi ! Mais celui qui le pourrait compterait certainement en ma faveur plus qu’un peu de folie, d’impétuosité et de « Gai Savoir », — il me compterait par exemple la poignée de chansons qui cette fois accompagneront le volume — des chansons où un poète se moque des poètes d’une façon difficilement pardonnable. Hélas ! ce n’est pas seulement sur les poètes et leurs « beaux sentiments lyriques » que ce ressuscité doit déverser sa méchanceté : qui sait de quelle sorte est la victime qu’il se cherche, quel monstre de sujet parodique le charmera dans peu de temps ? « Incipit tragœdia » — est-il dit à la fin de ce livre d’une simplicité inquiétante : que l’on soit sur ses gardes ! Quelque chose d’essentiellement malicieux et méchant se prépare : incipit parodia, cela ne laisse aucun doute…

— Mais laissons là M. Nietzsche : que nous importe que M. Nietzsche ait recouvré la santé ?… Un psychologue connaît peu de questions aussi attrayantes que celles du rapport de la santé avec la philosophie, et pour le cas où il tomberait lui-même malade, il apporterait à sa maladie toute sa curiosité scientifique. Car, en admettant que l’on soit une personne, on a nécessairement aussi la philosophie de sa personne : mais il existe là une différence sensible. Chez l’une ce sont les défauts qui font les raisonnements philosophiques, chez l’autre les richesses et les forces. Le premier a besoin de sa philosophie, soit comme soutien, tranquillisation, médicament, soit comme moyen de salut et d’édification, soit encore pour arriver à l’oubli de soi ; chez le second la philosophie n’est qu’un bel objet de luxe, dans le meilleur cas la volupté d’une reconnaissance triomphante qui finit par éprouver le besoin de s’inscrire en majuscules cosmiques dans le ciel des idées. Mais dans l’autre cas, plus habituel, lorsque la détresse se met à philosopher, comme chez tous les penseurs malades — et peut-être les penseurs malades dominent-ils dans l’histoire de la philosophie : — qu’adviendra-t-il de la pensée elle-même lorsqu’elle sera mise sous la pression de la maladie ? C’est là la question qui regarde le psychologue : et dans ce cas l’expérience est possible. Tout comme le voyageur qui se propose de s’éveiller à une heure déterminée, et qui s’abandonne alors tranquillement au sommeil : nous autres philosophes, en admettant que nous tombions malades, nous nous résignons, pour un temps, corps et âme, à la maladie — nous fermons en quelque sorte les yeux devant nous-mêmes. Et comme le voyageur sait que quelque chose ne dort pas, que quelque chose compte les heures et ne manquera pas de le réveiller, de même, nous aussi, nous savons que le moment décisif nous trouvera éveillés, — qu’alors quelque chose sortira de son repaire et surprendra l’esprit en flagrant délit, je veux dire en train de faiblir, ou bien de rétrograder, de se résigner, ou de s’endurcir, ou bien encore de s’épaissir, ou quelles que soient les maladies de l’esprit qui, pendant les jours de santé, ont contre elles la fierté de l’esprit (car ce dicton demeure vrai : « l’esprit fier, le paon, le cheval sont les trois animaux les plus fiers de la terre » —). Après une pareille interrogation de soi, une pareille tentation, on apprend à jeter un regard plus subtil vers tout ce qui a été jusqu’à présent philosophie ; on devine mieux qu’auparavant quels sont les détours involontaires, les rues détournées, les reposoirs, les places ensoleillées de l’idée où les penseurs souffrants, précisément parce qu’ils souffrent, sont conduits et transportés ; on sait maintenant où le corps malade et ses besoins poussent et attirent l’esprit — vers le soleil, le silence, la douceur, la patience, le remède, le cordial, sous quelque forme que ce soit.

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Ce livre aurait peut-être besoin d’autre chose que d’un avant-propos, car en fin de compte un doute continuerait à subsister malgré tout, savoir si l’on pourrait rendre sensible par des préfaces, à quelqu’un qui n’a pas vécu quelque chose d’analogue, ce qu’il y a d’aventure personnelle dans ce livre. Il semble être écrit dans le langage d’un vent de dégel : on y trouve de la pétulance, de l’inquiétude, des contradictions et un temps d’avril, ce qui fait songer sans cesse au voisinage de l’hiver, tout autant qu’à la victoire sur l’hiver, à la victoire qui arrive, qui doit arriver, qui est peut-être déjà arrivée… La reconnaissance rayonne sans cesse, comme si la chose la plus inattendue s’était réalisée, c’est la reconnaissance d’un convalescent, — car cette chose inattendue, ce fut la guérison. « Gai Savoir » : qu’est-ce sinon les saturnales d’un esprit qui a résisté patiemment à une terrible et longue pression — patiemment, sévèrement, froidement, sans se soumettre, mais sans espoir, — et qui maintenant, tout à coup, est assailli par l’espoir, par l’espoir de guérison, par l’ivresse de la guérison ? Quoi d’étonnant si beaucoup de choses déraisonnables et folles sont amenées au jour, beaucoup de tendresse malicieuse gaspillée pour des problèmes hérissés d’aiguillons qui n’ont pas l’air de vouloir être caressés et attirés. C’est que ce livre tout entier n’est que fête après les privations et les faiblesses, il est la jubilation des forces renaissantes, la nouvelle foi en demain et en après-demain, le sentiment soudain et le pressentiment de l’avenir, des aventures prochaines et des mers nouvellement ouvertes, des buts permis de nouveau et auxquels il est de nouveau permis de croire. Et combien de choses avais-je derrière moi !… Cette espèce de désert d’épuisement, d’incrédulité, de congélation en pleine jeunesse, cette sénilité qui s’était introduite dans la vie, alors que je n’avais qu’en faire, cette tyrannie de la douleur, surpassée encore par la tyrannie de la fierté qui rejette les conséquences de la douleur — et c’est se consoler que de savoir accepter des conséquences, — cet isolement radical pour se garer contre un mépris des hommes, un mépris devenu clairvoyant jusqu’à la maladie, cette restriction par principe à tout ce que la connaissance a d’amer, d’âpre, de blessant, une restriction que prescrivait le dégoût né peu à peu d’une imprudente diète et d’une gâterie intellectuelles — on appelle cela du romantisme, — hélas ! qui donc pourrait sentir tout cela avec moi ! Mais celui qui le pourrait compterait certainement en ma faveur plus qu’un peu de folie, d’impétuosité et de « Gai Savoir », — il me compterait par exemple la poignée de chansons qui cette fois accompagneront le volume — des chansons où un poète se moque des poètes d’une façon difficilement pardonnable. Hélas ! ce n’est pas seulement sur les poètes et leurs « beaux sentiments lyriques » que ce ressuscité doit déverser sa méchanceté : qui sait de quelle sorte est la victime qu’il se cherche, quel monstre de sujet parodique le charmera dans peu de temps ? « Incipit tragœdia » — est-il dit à la fin de ce livre d’une simplicité inquiétante : que l’on soit sur ses gardes ! Quelque chose d’essentiellement malicieux et méchant se prépare : incipit parodia, cela ne laisse aucun doute…

— Mais laissons là M. Nietzsche : que nous importe que M. Nietzsche ait recouvré la santé ?… Un psychologue connaît peu de questions aussi attrayantes que celles du rapport de la santé avec la philosophie, et pour le cas où il tomberait lui-même malade, il apporterait à sa maladie toute sa curiosité scientifique. Car, en admettant que l’on soit une personne, on a nécessairement aussi la philosophie de sa personne : mais il existe là une différence sensible. Chez l’une ce sont les défauts qui font les raisonnements philosophiques, chez l’autre les richesses et les forces. Le premier a besoin de sa philosophie, soit comme soutien, tranquillisation, médicament, soit comme moyen de salut et d’édification, soit encore pour arriver à l’oubli de soi ; chez le second la philosophie n’est qu’un bel objet de luxe, dans le meilleur cas la volupté d’une reconnaissance triomphante qui finit par éprouver le besoin de s’inscrire en majuscules cosmiques dans le ciel des idées. Mais dans l’autre cas, plus habituel, lorsque la détresse se met à philosopher, comme chez tous les penseurs malades — et peut-être les penseurs malades dominent-ils dans l’histoire de la philosophie : — qu’adviendra-t-il de la pensée elle-même lorsqu’elle sera mise sous la pression de la maladie ? C’est là la question qui regarde le psychologue : et dans ce cas l’expérience est possible. Tout comme le voyageur qui se propose de s’éveiller à une heure déterminée, et qui s’abandonne alors tranquillement au sommeil : nous autres philosophes, en admettant que nous tombions malades, nous nous résignons, pour un temps, corps et âme, à la maladie — nous fermons en quelque sorte les yeux devant nous-mêmes. Et comme le voyageur sait que quelque chose ne dort pas, que quelque chose compte les heures et ne manquera pas de le réveiller, de même, nous aussi, nous savons que le moment décisif nous trouvera éveillés, — qu’alors quelque chose sortira de son repaire et surprendra l’esprit en flagrant délit, je veux dire en train de faiblir, ou bien de rétrograder, de se résigner, ou de s’endurcir, ou bien encore de s’épaissir, ou quelles que soient les maladies de l’esprit qui, pendant les jours de santé, ont contre elles la fierté de l’esprit (car ce dicton demeure vrai : « l’esprit fier, le paon, le cheval sont les trois animaux les plus fiers de la terre » —). Après une pareille interrogation de soi, une pareille tentation, on apprend à jeter un regard plus subtil vers tout ce qui a été jusqu’à présent philosophie ; on devine mieux qu’auparavant quels sont les détours involontaires, les rues détournées, les reposoirs, les places ensoleillées de l’idée où les penseurs souffrants, précisément parce qu’ils souffrent, sont conduits et transportés ; on sait maintenant où le corps malade et ses besoins poussent et attirent l’esprit — vers le soleil, le silence, la douceur, la patience, le remède, le cordial, sous quelque forme que ce soit.

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