Je n'ai pas besoin de retracer ici la vie de M. l'abbé Jérôme Coignard, professeur d'éloquence au collège de Beauvais, bibliothécaire de M. de Séez, Sagiensis episcopi bibliothecarius solertissimus, comme le porte son épitaphe, plus tard secrétaire au charnier Saint-Innocent, puis enfin conservateur de cette Astaracienne, la reine des bibliothèques, dont la perte est à jamais déplorable. Il périt assassiné, sur la route de Lyon, par un juif cabbaliste du nom de Mosaïde (Judæa manu nefandissima), laissant plusieurs ouvrages interrompus et le souvenir de beaux entretiens familiers. Toutes les circonstances de son existence singulière et de sa fin tragique ont été rapportées par son disciple, Jacques Ménétrier, surnommé Tournebroche parce qu'il était fils d'un rôtisseur de la rue Saint-Jacques. Ce Tournebroche professait pour celui qu'il avait l'habitude de nommer son bon maître une admiration vive et tendre. «C'est, disait-il, le plus gentil esprit qui ait jamais fleuri sur la terre.» Il rédigea avec modestie et fidélité les mémoires de M. l'abbé Coignard, qui revit dans cet ouvrage comme Socrate dans les Mémorables de Xenophon. Attentif, exact et bienveillant, il fit un portrait plein de vie et tout empreint d'une amoureuse fidélité. C'est un ouvrage qui fait songer à ces portraits d'Érasme, peints par Holbein, qu'on voit au Louvre, au musée de Bâle et à Hampton-Court, et dont on ne se lasse point de goûter la finesse. Bref, il nous laissa un chef-d'oeuvre. On sera surpris, sans doute, qu'il n'ait pas pris soin de le faire imprimer. Pourtant il pouvait l'éditer lui-même, étant devenu libraire, rue Saint-Jacques, à l'Image Sainte-Catherine, où il succéda à M. Blaizot. Peut-être, vivant dans les livres, craignit-il d'ajouter seulement quelques feuillets à cet amas horrible de papier noirci qui moisit obscurément chez les bouquinistes. Nous partageons ses dégoûts en passant sur les quais devant la boîte à deux sous où le soleil et la pluie dévorent lentement des pages écrites pour l'immortalité. Comme ces têtes de mort assez touchantes, que Bossuet envoyait à l'abbé de la Trappe pour le divertissement d'un solitaire, ce sont là des sujets de réflexions propres à faire concevoir à un homme de lettres la vanité d'écrire. J'ose dire que, pour ma part, entre le Pont-Royal et le Pont-Neuf, j'ai éprouvé cette vanité tout entière. Je serais tenté de croire que l'élève de M. l'abbé Coignard ne fit point imprimer son ouvrage parce que, formé par un si bon maître, il jugeait sainement de la gloire littéraire, et l'estimait à sa valeur, c'est-à-dire autant comme rien. Il la savait incertaine, capricieuse, sujette à toutes les vicissitudes et dépendant de circonstances en elles-mêmes petites et misérables. Voyant ses contemporains ignorants, injurieux et médiocres, il n'y trouvait point de raison d'espérer que leur postérité devînt tout à coup savante, équitable et sûre. Il augurait seulement que l'avenir, étranger à nos querelles, nous accorderait son indifférence à défaut de justice. Nous sommes presque assurés que, grands et petits, elle nous réunira dans l'oubli et répandra sur nous tous l'égalité paisible du silence. Mais, si cette espérance nous trompait par grand hasard, si la race future gardait quelque mémoire de notre nom ou de nos écrits, nous pouvons prévoir qu'elle ne goûterait notre pensée que par ce travail ingénieux de faux sens et de contresens qui seul perpétue les ouvrages du génie à travers les âges. La longue durée des chefs-d'oeuvre est assurée au prix d'aventures intellectuelles tout à fait pitoyables, dans lesquelles le coq-à-l'âne des cuistres prête la main aux calembours ingénus des âmes artistes. Je ne crains pas de dire qu'à l'heure qu'il est, nous n'entendons pas un seul vers de l'Iliade ou de la Divine Comédie dans le sens qui y était attaché primitivement. Vivre c'est se transformer, et la vie posthume de nos pensées écrites n'est pas affranchie de cette loi: elles ne continueront d'exister qu'à la condition de devenir de plus en plus différentes de ce qu'elles étaient en sortant de notre âme. Ce qu'on admirera de nous dans l'avenir nous deviendra tout à fait étranger.
Je n'ai pas besoin de retracer ici la vie de M. l'abbé Jérôme Coignard, professeur d'éloquence au collège de Beauvais, bibliothécaire de M. de Séez, Sagiensis episcopi bibliothecarius solertissimus, comme le porte son épitaphe, plus tard secrétaire au charnier Saint-Innocent, puis enfin conservateur de cette Astaracienne, la reine des bibliothèques, dont la perte est à jamais déplorable. Il périt assassiné, sur la route de Lyon, par un juif cabbaliste du nom de Mosaïde (Judæa manu nefandissima), laissant plusieurs ouvrages interrompus et le souvenir de beaux entretiens familiers. Toutes les circonstances de son existence singulière et de sa fin tragique ont été rapportées par son disciple, Jacques Ménétrier, surnommé Tournebroche parce qu'il était fils d'un rôtisseur de la rue Saint-Jacques. Ce Tournebroche professait pour celui qu'il avait l'habitude de nommer son bon maître une admiration vive et tendre. «C'est, disait-il, le plus gentil esprit qui ait jamais fleuri sur la terre.» Il rédigea avec modestie et fidélité les mémoires de M. l'abbé Coignard, qui revit dans cet ouvrage comme Socrate dans les Mémorables de Xenophon. Attentif, exact et bienveillant, il fit un portrait plein de vie et tout empreint d'une amoureuse fidélité. C'est un ouvrage qui fait songer à ces portraits d'Érasme, peints par Holbein, qu'on voit au Louvre, au musée de Bâle et à Hampton-Court, et dont on ne se lasse point de goûter la finesse. Bref, il nous laissa un chef-d'oeuvre. On sera surpris, sans doute, qu'il n'ait pas pris soin de le faire imprimer. Pourtant il pouvait l'éditer lui-même, étant devenu libraire, rue Saint-Jacques, à l'Image Sainte-Catherine, où il succéda à M. Blaizot. Peut-être, vivant dans les livres, craignit-il d'ajouter seulement quelques feuillets à cet amas horrible de papier noirci qui moisit obscurément chez les bouquinistes. Nous partageons ses dégoûts en passant sur les quais devant la boîte à deux sous où le soleil et la pluie dévorent lentement des pages écrites pour l'immortalité. Comme ces têtes de mort assez touchantes, que Bossuet envoyait à l'abbé de la Trappe pour le divertissement d'un solitaire, ce sont là des sujets de réflexions propres à faire concevoir à un homme de lettres la vanité d'écrire. J'ose dire que, pour ma part, entre le Pont-Royal et le Pont-Neuf, j'ai éprouvé cette vanité tout entière. Je serais tenté de croire que l'élève de M. l'abbé Coignard ne fit point imprimer son ouvrage parce que, formé par un si bon maître, il jugeait sainement de la gloire littéraire, et l'estimait à sa valeur, c'est-à-dire autant comme rien. Il la savait incertaine, capricieuse, sujette à toutes les vicissitudes et dépendant de circonstances en elles-mêmes petites et misérables. Voyant ses contemporains ignorants, injurieux et médiocres, il n'y trouvait point de raison d'espérer que leur postérité devînt tout à coup savante, équitable et sûre. Il augurait seulement que l'avenir, étranger à nos querelles, nous accorderait son indifférence à défaut de justice. Nous sommes presque assurés que, grands et petits, elle nous réunira dans l'oubli et répandra sur nous tous l'égalité paisible du silence. Mais, si cette espérance nous trompait par grand hasard, si la race future gardait quelque mémoire de notre nom ou de nos écrits, nous pouvons prévoir qu'elle ne goûterait notre pensée que par ce travail ingénieux de faux sens et de contresens qui seul perpétue les ouvrages du génie à travers les âges. La longue durée des chefs-d'oeuvre est assurée au prix d'aventures intellectuelles tout à fait pitoyables, dans lesquelles le coq-à-l'âne des cuistres prête la main aux calembours ingénus des âmes artistes. Je ne crains pas de dire qu'à l'heure qu'il est, nous n'entendons pas un seul vers de l'Iliade ou de la Divine Comédie dans le sens qui y était attaché primitivement. Vivre c'est se transformer, et la vie posthume de nos pensées écrites n'est pas affranchie de cette loi: elles ne continueront d'exister qu'à la condition de devenir de plus en plus différentes de ce qu'elles étaient en sortant de notre âme. Ce qu'on admirera de nous dans l'avenir nous deviendra tout à fait étranger.