Richard Wagner à Bayreuth

Fiction & Literature
Cover of the book Richard Wagner à Bayreuth by Friedrich Nietzsche, Ernest Schmeitzner, libraire-éditeur
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Author: Friedrich Nietzsche ISBN: 1230003191026
Publisher: Ernest Schmeitzner, libraire-éditeur Publication: April 18, 2019
Imprint: Language: French
Author: Friedrich Nietzsche
ISBN: 1230003191026
Publisher: Ernest Schmeitzner, libraire-éditeur
Publication: April 18, 2019
Imprint:
Language: French

Pour qu’un évènement soit grand, deux conditions doivent se trouver réunies : la grandeur du sentiment chez ceux qui l’accomplissent et la grandeur du sentiment chez ceux qui en sont les témoins. Aucun évènement n’est grand en lui-même ; des constellations entières peuvent disparaître et des nations périr, de vastes royaumes peuvent surgir et des guerres dévorer des forces immenses, et le vent de l’histoire passe sur de telles choses comme sur de légers flocons. Mais il arrive aussi qu’un puissant parmi les hommes frappe un grand coup qui tombe sur le rocher sans y laisser de trace. On entend un écho sec et sonore, et puis plus rien. Aussi l’histoire ne trouve-t-elle presque rien à dire de ces évènements dont l’effort a été pour ainsi dire brisé. C’est pour cela qu’à l’approche de tout évènement important chacun se demande avec inquiétude si ceux qui vont y assister en sont réellement dignes. Dans les plus petites comme dans les plus grandes choses, dès qu’on agit, toujours on compte sur une réceptivité qui réponde à l’action ; reste à celui qui veut donner de trouver des acceptants capables d’apprécier le sens de ses dons. C’est pour cela aussi que même l’œuvre d’un grand homme n’a point de grandeur inhérente lorsqu’elle est passagère, brisée et stérile ; car, au moment où il la produisit, la conviction profonde qu’elle était nécessaire alors doit lui avoir manqué. Il n’avait point pris ses mesures assez exactement, il n’avait point assez clairement reconnu ni choisi son heure ; il avait cédé au hasard, tandis qu’être grand et savoir distinguer la nécessité sont deux qualités inséparables.

Donc, quant au doute et à la question de savoir si ce qui s’accomplit présentement à Bayreuth s’y accomplit au bon moment et est nécessaire, nous les laissons volontiers à ceux qui mettent eux-mêmes en doute l’instinct de Wagner pour la nécessité. Pour nous qui sommes plus confiants, il est évident qu’il a foi dans la grandeur de son œuvre autant que dans la grandeur du sentiment chez ceux qui vont y assister. Tous ceux auxquels cette foi s’applique doivent en être fiers, qu’ils soient nombreux ou rares ; car, que cette foi ne s’adresse pas à tous, qu’elle n’embrasse pas toute la génération contemporaine, pas même toute la nation allemande dans sa forme actuelle, ceci il nous l’a dit lui-même dans son discours de dédication du vingt-deux Mai 1872 ; et il n’en est aucun parmi nous qui puisse le contredire sur ce point d’une manière rassurante. „ Je n’avais que vous, disait-il alors, vous les amis de mon art spécial, de mon travail et de mon activité les plus personnels, à qui je pouvais m’adresser, sûr de vous trouver sympathiques à mes plans ; à vous seuls je pouvais demander de m’aider dans mon œuvre afin de pouvoir la présenter pure et sous son aspect véritable à ceux qui témoignaient une faveur sérieuse à mon art quoique celui-ci n’ait pu leur être présenté jusqu’alors que sous une forme impure et défigurée.

Il est certain qu’à Bayreuth le spectateur lui-même est un spectacle digne d’attention. Si l’esprit observateur de quelque sage pouvait passer d’un siècle dans un autre pour comparer entre elles les manifestations les plus remarquables de la civilisation, il trouverait là beaucoup à voir. Il se sentirait nécessairement transporté tout-à-coup dans un milieu plus chaud, tel qu’un nageur qui, dans un lac, s’approche du courant d’une source chaude ; elle doit jaillir d’un niveau plus profond, se dit-il, les eaux environnantes ne suffisent point à l’expliquer, et les terrains où elle prend naissance sont situés plus près de la surface. C’est dans ce sens que tous ceux qui vont prendre part aux fêtes de Bayreuth seront considérés comme n’appartenant point à leur époque. Ils se sont créé leur patrie autrepart que dans le temps présent, ils trouvent autrepart leur raison d’être et leur justification. Quant à moi j’ai toujours mieux compris que l’homme „cultivé“, en tant qu’il n’est en toutes choses que le produit de ce temps, ne peut toucher qu’au moyen de la parodie à tout ce que Wagner fait et pense — et tout ceci a été parodié en effet — et que, de même pour ce qui regarde l’évènement de Bayreuth, il ne veut le contempler qu’à la lueur de la lanterne fort peu magique de nos ingénieux journalistes. Encore faut-il s’estimer heureux s’ils s’en tiennent à la parodie. Il se dégage par cette dernière un esprit d’éloignement et d’animosité qui serait capable d’avoir recours à des moyens et à des voies bien autrement dangereuses, et qui a déjà su les trouver à l’occasion. Cette rigueur et cette tension extraordinaire des contrastes n’échapperait pas non plus au sage observateur dont nous parlions plus haut. Le fait qu’un individu isolé puisse réussir à créer quelque chose de complètement neuf dans le cours d’une vie normale, peut bien révolter tous ceux qui sont convaincus, comme d’une espèce de loi morale, que tout développement doit être successif. Ils sont lents eux-mêmes, et exigent de la lenteur chez les autres ; et là ils voient un homme qui s’avance rapidement, ils ne savent pas comment il s’y prend, et ils lui en veulent pour cela. Pour une entreprise comme celle de Bayreuth il n’y eut ni indices, ni transition, ni accomodements ; Wagner seul connaissait et le but et le long chemin qui pouvait y conduire. Dans le royaume de l’art ce fut comme un premier voyage autour du monde ; voyage à la suite duquel fut découvert, à ce qu’il paraît, non seulement un art nouveau, mais l’art lui-même. Tous les arts modernes, dénoncés par là comme arts de luxe ou affaiblis par un isolement exclusif, ont perdu la moitié de leur valeur. Il en est de même pour les incertaines et incohérentes notions sur l’art pur que nous avons puisées chez les Grecs ; elles appartiennent à l’oubli, à moins qu’elles ne continuent à luire par elles-mêmes tout en subissant une nouvelle interprétation. Pour un grand nombre de choses, le moment est venu de mourir ; car ce nouvel art est un prophète, et il voit s’approcher une ruine qui menace plus que les arts. Sa main levée en signe de danger doit troubler profondément toute notre civilisation actuelle au moment où se taisent toutes les risées qu’elle a soulevées par ses parodies. Laissons-la donc jouir du peu de temps qui lui reste pour le rire et la joie.

Quant à nous, les disciples de l’art ressuscité, nous aurons le temps et la volonté pour être sérieux, profondément sérieux ! Toutes les paroles et le bruit que la civilisation a fait entendre jusqu’à présent sur l’art doivent nous faire l’effet d’un empressement indiscret. Tout nous fait un devoir du silence, du silence dont les Pythagoriciens faisaient vœu pour cinq ans. Qui de nous n’a souillé ses mains et son cœur à l’idolâtrie honteuse de la culture moderne ? Qui pourrait se passer des eaux lustrales ? Qui pourrait ne pas entendre la voix qui lui crie : fais silence et sois pur ? Fais silence et sois pur ! Le mérite seul de compter parmi ceux qui prêtent l’oreille à cette voix nous accordera aussi le grand regard dont nous avons besoin pour contempler l’évènement de Bayreuth ; et de ce regard seul dépend le grand avenir de cet évènement.

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Pour qu’un évènement soit grand, deux conditions doivent se trouver réunies : la grandeur du sentiment chez ceux qui l’accomplissent et la grandeur du sentiment chez ceux qui en sont les témoins. Aucun évènement n’est grand en lui-même ; des constellations entières peuvent disparaître et des nations périr, de vastes royaumes peuvent surgir et des guerres dévorer des forces immenses, et le vent de l’histoire passe sur de telles choses comme sur de légers flocons. Mais il arrive aussi qu’un puissant parmi les hommes frappe un grand coup qui tombe sur le rocher sans y laisser de trace. On entend un écho sec et sonore, et puis plus rien. Aussi l’histoire ne trouve-t-elle presque rien à dire de ces évènements dont l’effort a été pour ainsi dire brisé. C’est pour cela qu’à l’approche de tout évènement important chacun se demande avec inquiétude si ceux qui vont y assister en sont réellement dignes. Dans les plus petites comme dans les plus grandes choses, dès qu’on agit, toujours on compte sur une réceptivité qui réponde à l’action ; reste à celui qui veut donner de trouver des acceptants capables d’apprécier le sens de ses dons. C’est pour cela aussi que même l’œuvre d’un grand homme n’a point de grandeur inhérente lorsqu’elle est passagère, brisée et stérile ; car, au moment où il la produisit, la conviction profonde qu’elle était nécessaire alors doit lui avoir manqué. Il n’avait point pris ses mesures assez exactement, il n’avait point assez clairement reconnu ni choisi son heure ; il avait cédé au hasard, tandis qu’être grand et savoir distinguer la nécessité sont deux qualités inséparables.

Donc, quant au doute et à la question de savoir si ce qui s’accomplit présentement à Bayreuth s’y accomplit au bon moment et est nécessaire, nous les laissons volontiers à ceux qui mettent eux-mêmes en doute l’instinct de Wagner pour la nécessité. Pour nous qui sommes plus confiants, il est évident qu’il a foi dans la grandeur de son œuvre autant que dans la grandeur du sentiment chez ceux qui vont y assister. Tous ceux auxquels cette foi s’applique doivent en être fiers, qu’ils soient nombreux ou rares ; car, que cette foi ne s’adresse pas à tous, qu’elle n’embrasse pas toute la génération contemporaine, pas même toute la nation allemande dans sa forme actuelle, ceci il nous l’a dit lui-même dans son discours de dédication du vingt-deux Mai 1872 ; et il n’en est aucun parmi nous qui puisse le contredire sur ce point d’une manière rassurante. „ Je n’avais que vous, disait-il alors, vous les amis de mon art spécial, de mon travail et de mon activité les plus personnels, à qui je pouvais m’adresser, sûr de vous trouver sympathiques à mes plans ; à vous seuls je pouvais demander de m’aider dans mon œuvre afin de pouvoir la présenter pure et sous son aspect véritable à ceux qui témoignaient une faveur sérieuse à mon art quoique celui-ci n’ait pu leur être présenté jusqu’alors que sous une forme impure et défigurée.

Il est certain qu’à Bayreuth le spectateur lui-même est un spectacle digne d’attention. Si l’esprit observateur de quelque sage pouvait passer d’un siècle dans un autre pour comparer entre elles les manifestations les plus remarquables de la civilisation, il trouverait là beaucoup à voir. Il se sentirait nécessairement transporté tout-à-coup dans un milieu plus chaud, tel qu’un nageur qui, dans un lac, s’approche du courant d’une source chaude ; elle doit jaillir d’un niveau plus profond, se dit-il, les eaux environnantes ne suffisent point à l’expliquer, et les terrains où elle prend naissance sont situés plus près de la surface. C’est dans ce sens que tous ceux qui vont prendre part aux fêtes de Bayreuth seront considérés comme n’appartenant point à leur époque. Ils se sont créé leur patrie autrepart que dans le temps présent, ils trouvent autrepart leur raison d’être et leur justification. Quant à moi j’ai toujours mieux compris que l’homme „cultivé“, en tant qu’il n’est en toutes choses que le produit de ce temps, ne peut toucher qu’au moyen de la parodie à tout ce que Wagner fait et pense — et tout ceci a été parodié en effet — et que, de même pour ce qui regarde l’évènement de Bayreuth, il ne veut le contempler qu’à la lueur de la lanterne fort peu magique de nos ingénieux journalistes. Encore faut-il s’estimer heureux s’ils s’en tiennent à la parodie. Il se dégage par cette dernière un esprit d’éloignement et d’animosité qui serait capable d’avoir recours à des moyens et à des voies bien autrement dangereuses, et qui a déjà su les trouver à l’occasion. Cette rigueur et cette tension extraordinaire des contrastes n’échapperait pas non plus au sage observateur dont nous parlions plus haut. Le fait qu’un individu isolé puisse réussir à créer quelque chose de complètement neuf dans le cours d’une vie normale, peut bien révolter tous ceux qui sont convaincus, comme d’une espèce de loi morale, que tout développement doit être successif. Ils sont lents eux-mêmes, et exigent de la lenteur chez les autres ; et là ils voient un homme qui s’avance rapidement, ils ne savent pas comment il s’y prend, et ils lui en veulent pour cela. Pour une entreprise comme celle de Bayreuth il n’y eut ni indices, ni transition, ni accomodements ; Wagner seul connaissait et le but et le long chemin qui pouvait y conduire. Dans le royaume de l’art ce fut comme un premier voyage autour du monde ; voyage à la suite duquel fut découvert, à ce qu’il paraît, non seulement un art nouveau, mais l’art lui-même. Tous les arts modernes, dénoncés par là comme arts de luxe ou affaiblis par un isolement exclusif, ont perdu la moitié de leur valeur. Il en est de même pour les incertaines et incohérentes notions sur l’art pur que nous avons puisées chez les Grecs ; elles appartiennent à l’oubli, à moins qu’elles ne continuent à luire par elles-mêmes tout en subissant une nouvelle interprétation. Pour un grand nombre de choses, le moment est venu de mourir ; car ce nouvel art est un prophète, et il voit s’approcher une ruine qui menace plus que les arts. Sa main levée en signe de danger doit troubler profondément toute notre civilisation actuelle au moment où se taisent toutes les risées qu’elle a soulevées par ses parodies. Laissons-la donc jouir du peu de temps qui lui reste pour le rire et la joie.

Quant à nous, les disciples de l’art ressuscité, nous aurons le temps et la volonté pour être sérieux, profondément sérieux ! Toutes les paroles et le bruit que la civilisation a fait entendre jusqu’à présent sur l’art doivent nous faire l’effet d’un empressement indiscret. Tout nous fait un devoir du silence, du silence dont les Pythagoriciens faisaient vœu pour cinq ans. Qui de nous n’a souillé ses mains et son cœur à l’idolâtrie honteuse de la culture moderne ? Qui pourrait se passer des eaux lustrales ? Qui pourrait ne pas entendre la voix qui lui crie : fais silence et sois pur ? Fais silence et sois pur ! Le mérite seul de compter parmi ceux qui prêtent l’oreille à cette voix nous accordera aussi le grand regard dont nous avons besoin pour contempler l’évènement de Bayreuth ; et de ce regard seul dépend le grand avenir de cet évènement.

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