Le Bon Amour

Romance
Cover of the book Le Bon Amour by CAMILLE LEMONNIER, GILBERT TEROL
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Author: CAMILLE LEMONNIER ISBN: 1230001232226
Publisher: GILBERT TEROL Publication: July 17, 2016
Imprint: Language: French
Author: CAMILLE LEMONNIER
ISBN: 1230001232226
Publisher: GILBERT TEROL
Publication: July 17, 2016
Imprint:
Language: French

Extrait :

Elle passa droite, aux plis sévères de sa robe noire, portant le tablier des infirmières. Je ne pouvais voir son visage ; sa démarche ne me rappelait aucune démarche connue ; et de son côté, elle ne prenait pas attention à moi. Il venait souvent des dames nouvelles dans cette Maison des douleurs. Mais un peu de temps après, elle repassa encore ; j’étais penché sur l’horrible mal d’un vieillard entré là depuis une semaine. Elle traversa diagonalement la salle et il me sembla que cette fois elle m’avait longuement regardé. Je levai moi-même les yeux. Déjà elle s’était rapprochée de la porte ; je ne vis que la main avec laquelle elle la refermait sur son passage ; et puis je cessai de penser à cela. Je terminai tranquillement le pansement.

Les dames se partageaient entre elles les jours de service : chacune avait son jour qui la ramenait là deux fois la semaine ; elles alternaient ainsi leur part des pénibles corvées de la maison.

Le samedi suivant, elle revint donc et encore une fois elle passa dans la salle. Je fus étonné de ne l’avoir pas reconnue dès le premier jour. Je n’éprouvais pas d’autre sentiment ; je ne croyais pas que je l’aurais jamais revue sous ce tablier d’infirmière.

Cependant nos yeux ne s’étaient pas rencontrés. J’avais détourné les miens ; elle sembla n’avoir fait aucun effort pour ne pas m’apercevoir ; et elle était toujours belle, mais sans l’orgueil de sa beauté ancienne. Ce ne fut qu’après qu’elle eut passé que je m’en voulus de ne pas l’avoir saluée. Vingt ans, je songeais, il y a déjà vingt ans ! Alors aussi j’étais jeune, j’avais dans les veines un sang de passion et de mauvais désir. Et j’enlevai avec calme mes pansements comme s’il n’y avait eu là nulle chose extraordinaire.

Mais la troisième fois qu’elle parut, je me sentis moins maître de moi : j’inclinai à demi la tête sans la regarder ; je ne relevai les yeux qu’au moment où elle ne put plus me voir ; et alors il me vint un mouvement étrange. Je ne sais pas si ce fut du dépit ; non, je ne puis le croire ; je n’avais plus aucun droit sur elle, et néanmoins mes mains tremblaient, je détachai maladroitement le pansement du vieillard. Il cria, elle se retourna et cette fois nous nous étions reconnus.

Il me parut qu’au fond je lui en voulais de son arrivée dans cette maison comme si c’était pour moi qu’elle y fût venue. Je n’étais pas touché de la grande charité fraternelle qui lui faisait assumer un sévère devoir. Ni l’un ni l’autre nous n’étions plus jeunes ; mais j’avais vieilli plus qu’elle. Je ne croyais pas qu’elle eût porté si légèrement les soucis de la vie.

Il arriva qu’elle échangeât son jour avec une des dames de l’Œuvre, et ainsi elle entra dans le service d’un autre médecin. Je ne la vis plus pendant près de trois semaines. Quelquefois son nom était prononcé devant moi, son nom de jeune fille comme si le reste n’eût point exister, comme si elle eût toujours été la jeune fille dont elle portait le nom.

Personne ne paraissait se douter qu’il pût exister autre chose dans sa vie. C’était alors en moi une impression singulière qui me faisait souffrir et n’était pas sans charme. Moi aussi, je l’avais longtemps appelée par son nom de jeune fille !

— Mme Darbois ne vient donc plus ? demandai-je à l’une de mes aides.

Le nom passa difficilement : j’avais manqué en dire un autre.

— Mais si… Seulement elle a changé son jour.

Je le savais ; j’ignore ce qui me fit poser cette question.

D’abord j’avais mis ce changement sur le compte d’une discrétion bien naturelle : il nous eût été trop pénible à elle comme à moi de nous rencontrer avec assiduité auprès de nos malades. Et puis, avec les jours, ce fut un sentiment différent que je ne m’avouai pas.

Au fond j’étais ennuyé qu’elle parût m’éviter ; je lui aurais serré la main sans arrière-pensée comme après une longue absence, comme après une ancienne querelle pardonnée. Mais non, elle a bien fait, ce serait trop ridicule, protestait la raison en moi.

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Extrait :

Elle passa droite, aux plis sévères de sa robe noire, portant le tablier des infirmières. Je ne pouvais voir son visage ; sa démarche ne me rappelait aucune démarche connue ; et de son côté, elle ne prenait pas attention à moi. Il venait souvent des dames nouvelles dans cette Maison des douleurs. Mais un peu de temps après, elle repassa encore ; j’étais penché sur l’horrible mal d’un vieillard entré là depuis une semaine. Elle traversa diagonalement la salle et il me sembla que cette fois elle m’avait longuement regardé. Je levai moi-même les yeux. Déjà elle s’était rapprochée de la porte ; je ne vis que la main avec laquelle elle la refermait sur son passage ; et puis je cessai de penser à cela. Je terminai tranquillement le pansement.

Les dames se partageaient entre elles les jours de service : chacune avait son jour qui la ramenait là deux fois la semaine ; elles alternaient ainsi leur part des pénibles corvées de la maison.

Le samedi suivant, elle revint donc et encore une fois elle passa dans la salle. Je fus étonné de ne l’avoir pas reconnue dès le premier jour. Je n’éprouvais pas d’autre sentiment ; je ne croyais pas que je l’aurais jamais revue sous ce tablier d’infirmière.

Cependant nos yeux ne s’étaient pas rencontrés. J’avais détourné les miens ; elle sembla n’avoir fait aucun effort pour ne pas m’apercevoir ; et elle était toujours belle, mais sans l’orgueil de sa beauté ancienne. Ce ne fut qu’après qu’elle eut passé que je m’en voulus de ne pas l’avoir saluée. Vingt ans, je songeais, il y a déjà vingt ans ! Alors aussi j’étais jeune, j’avais dans les veines un sang de passion et de mauvais désir. Et j’enlevai avec calme mes pansements comme s’il n’y avait eu là nulle chose extraordinaire.

Mais la troisième fois qu’elle parut, je me sentis moins maître de moi : j’inclinai à demi la tête sans la regarder ; je ne relevai les yeux qu’au moment où elle ne put plus me voir ; et alors il me vint un mouvement étrange. Je ne sais pas si ce fut du dépit ; non, je ne puis le croire ; je n’avais plus aucun droit sur elle, et néanmoins mes mains tremblaient, je détachai maladroitement le pansement du vieillard. Il cria, elle se retourna et cette fois nous nous étions reconnus.

Il me parut qu’au fond je lui en voulais de son arrivée dans cette maison comme si c’était pour moi qu’elle y fût venue. Je n’étais pas touché de la grande charité fraternelle qui lui faisait assumer un sévère devoir. Ni l’un ni l’autre nous n’étions plus jeunes ; mais j’avais vieilli plus qu’elle. Je ne croyais pas qu’elle eût porté si légèrement les soucis de la vie.

Il arriva qu’elle échangeât son jour avec une des dames de l’Œuvre, et ainsi elle entra dans le service d’un autre médecin. Je ne la vis plus pendant près de trois semaines. Quelquefois son nom était prononcé devant moi, son nom de jeune fille comme si le reste n’eût point exister, comme si elle eût toujours été la jeune fille dont elle portait le nom.

Personne ne paraissait se douter qu’il pût exister autre chose dans sa vie. C’était alors en moi une impression singulière qui me faisait souffrir et n’était pas sans charme. Moi aussi, je l’avais longtemps appelée par son nom de jeune fille !

— Mme Darbois ne vient donc plus ? demandai-je à l’une de mes aides.

Le nom passa difficilement : j’avais manqué en dire un autre.

— Mais si… Seulement elle a changé son jour.

Je le savais ; j’ignore ce qui me fit poser cette question.

D’abord j’avais mis ce changement sur le compte d’une discrétion bien naturelle : il nous eût été trop pénible à elle comme à moi de nous rencontrer avec assiduité auprès de nos malades. Et puis, avec les jours, ce fut un sentiment différent que je ne m’avouai pas.

Au fond j’étais ennuyé qu’elle parût m’éviter ; je lui aurais serré la main sans arrière-pensée comme après une longue absence, comme après une ancienne querelle pardonnée. Mais non, elle a bien fait, ce serait trop ridicule, protestait la raison en moi.

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