Author: | ALPHONSE DAUDET | ISBN: | 1230002406916 |
Publisher: | Jwarlal | Publication: | July 3, 2018 |
Imprint: | Language: | French |
Author: | ALPHONSE DAUDET |
ISBN: | 1230002406916 |
Publisher: | Jwarlal |
Publication: | July 3, 2018 |
Imprint: | |
Language: | French |
Etendus, le cigare aux lèvres, sur un large divan d'atelier, deux amis—-un poëte et un peintre—-causaient un soir après dîner.
C'était l'heure des effusions, des confidences. La lampe éclairait doucement sous l'abat-jour, limitant son cercle de flamme à l'intimité de la causerie, laissant à peine distinct le luxe capricieux des vastes murailles encombrées de toiles, de panoplies, de tentures, et terminées tout en haut par un vitrage où le bleu sombre du ciel pénétrait librement. Seul, un portrait de femme, légèrement penché en avant comme pour écouter, sortait à moitié de l'ombre, jeune, les yeux intelligents, la bouche grave et bonne, avec un sourire spirituel qui semblait défendre le chevalet du mari contre les sots et les décourageux. Une chaise basse écartée du feu, deux petits souliers bleus traînant sur le tapis indiquaient aussi la présence d'un enfant dans la maison; et, en effet, de la chambre à côté, où la mère et le bébé venaient de disparaître, sortaient par bouffées des rires doux, des gazouillements, le joli train d'un nid qui s'endort. Tout cela répandait dans cet intérieur artistique un vague parfum de bonheur familial que le poëte aspirait avec délices:
«Décidément, mon cher, disait-il à son ami, c'est toi qui as eu raison. Il n'y a pas plusieurs façons d'être heureux. Le bonheur est là, rien que là… Il faut que tu me maries.»
Le Peintre.
Ma foi! non, par exemple… Marie-toi tout seul, si tu y tiens. Moi je ne m'en mêle pas.
Le Poëte.
Et pourquoi?
Le Peintre.
Parce que… parce que les artistes ne doivent pas se marier.
Le Poëte.
Voilà qui est trop fort… Tu oses dire cela ici, et la lampe ne s'éteint pas brusquement, les murailles ne croulent pas sur ta tête… Mais songe donc, malheureux, que tu viens de me donner pendant deux heures le spectacle et l'envie de ce bonheur que tu me défends. Serais-tu par hasard comme ces mauvais riches qui doublent leur bien-être des souffrances des autres, et savourent mieux le coin de leur feu en songeant qu'il pleut dehors et qu'il y a de pauvres diables sans abri?…
Le Peintre.
Pense de moi ce que tu voudras. Je t'aime trop pour t'aider à faire une sottise, une sottise irréparable.
Le Poëte.
Voyons. Qu'y a-t-il? Tu n'es donc pas content?… Il me semble pourtant qu'on respire le bonheur ici aussi largement que l'air du ciel à une fenêtre de campagne.
Le Peintre.
Tu as raison. Je suis heureux, complètement heureux. J'aime ma femme à plein cœur. Quand je pense à mon enfant, je ris tout seul de plaisir. Le mariage a été pour moi un port aux eaux calmes et sûres, non pas celui où l'on s'accroche d'un anneau à la rive au risque de s'y rouiller éternellement, mais une de ces anses bleues où l'on répare les voiles et les mâts pour des excursions nouvelles aux pays inconnus. Je n'ai jamais si bien travaillé que depuis mon mariage, et mes meilleurs tableaux datent de là.
Etendus, le cigare aux lèvres, sur un large divan d'atelier, deux amis—-un poëte et un peintre—-causaient un soir après dîner.
C'était l'heure des effusions, des confidences. La lampe éclairait doucement sous l'abat-jour, limitant son cercle de flamme à l'intimité de la causerie, laissant à peine distinct le luxe capricieux des vastes murailles encombrées de toiles, de panoplies, de tentures, et terminées tout en haut par un vitrage où le bleu sombre du ciel pénétrait librement. Seul, un portrait de femme, légèrement penché en avant comme pour écouter, sortait à moitié de l'ombre, jeune, les yeux intelligents, la bouche grave et bonne, avec un sourire spirituel qui semblait défendre le chevalet du mari contre les sots et les décourageux. Une chaise basse écartée du feu, deux petits souliers bleus traînant sur le tapis indiquaient aussi la présence d'un enfant dans la maison; et, en effet, de la chambre à côté, où la mère et le bébé venaient de disparaître, sortaient par bouffées des rires doux, des gazouillements, le joli train d'un nid qui s'endort. Tout cela répandait dans cet intérieur artistique un vague parfum de bonheur familial que le poëte aspirait avec délices:
«Décidément, mon cher, disait-il à son ami, c'est toi qui as eu raison. Il n'y a pas plusieurs façons d'être heureux. Le bonheur est là, rien que là… Il faut que tu me maries.»
Le Peintre.
Ma foi! non, par exemple… Marie-toi tout seul, si tu y tiens. Moi je ne m'en mêle pas.
Le Poëte.
Et pourquoi?
Le Peintre.
Parce que… parce que les artistes ne doivent pas se marier.
Le Poëte.
Voilà qui est trop fort… Tu oses dire cela ici, et la lampe ne s'éteint pas brusquement, les murailles ne croulent pas sur ta tête… Mais songe donc, malheureux, que tu viens de me donner pendant deux heures le spectacle et l'envie de ce bonheur que tu me défends. Serais-tu par hasard comme ces mauvais riches qui doublent leur bien-être des souffrances des autres, et savourent mieux le coin de leur feu en songeant qu'il pleut dehors et qu'il y a de pauvres diables sans abri?…
Le Peintre.
Pense de moi ce que tu voudras. Je t'aime trop pour t'aider à faire une sottise, une sottise irréparable.
Le Poëte.
Voyons. Qu'y a-t-il? Tu n'es donc pas content?… Il me semble pourtant qu'on respire le bonheur ici aussi largement que l'air du ciel à une fenêtre de campagne.
Le Peintre.
Tu as raison. Je suis heureux, complètement heureux. J'aime ma femme à plein cœur. Quand je pense à mon enfant, je ris tout seul de plaisir. Le mariage a été pour moi un port aux eaux calmes et sûres, non pas celui où l'on s'accroche d'un anneau à la rive au risque de s'y rouiller éternellement, mais une de ces anses bleues où l'on répare les voiles et les mâts pour des excursions nouvelles aux pays inconnus. Je n'ai jamais si bien travaillé que depuis mon mariage, et mes meilleurs tableaux datent de là.