LE BOURREAU DE BERNE

Biography & Memoir, Literary
Cover of the book LE BOURREAU DE BERNE by JAMES FENIMORE COOPER, GILBERT TEROL
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Author: JAMES FENIMORE COOPER ISBN: 1230000212931
Publisher: GILBERT TEROL Publication: January 26, 2014
Imprint: Language: French
Author: JAMES FENIMORE COOPER
ISBN: 1230000212931
Publisher: GILBERT TEROL
Publication: January 26, 2014
Imprint:
Language: French

Extrait :

A u commencement d’octobre 1832, une voiture de voyage s’arrêta sur le sommet de cette longue descente qui conduit des plaines élevées de Moudon en Suisse, au niveau du lac de Genève, précisément au-dessus de la petite vallée de Vévey. Le postillon était descendu de cheval pour enrayer la roue, et cette halte donna le temps à ceux qu’il conduisait de jeter un regard sur la scène remarquable qu’ils avaient sous les yeux.

C’était une famille de voyageurs américains qui depuis longtemps parcourait l’Europe ; elle ne savait pas trop où sa destinée la conduisait, et venait de traverser une partie de l’Allemagne. Quatre ans auparavant, cette même famille s’était arrêtée dans le même lieu, presque le même jour du mois d’octobre, et précisément dans la même intention. Elle se rendait alors en Italie, et en admirant la vue du lac de Genève, entouré de Chillon, de Châtelard, de Blonay, de Meillerie, des pics de la Savoie, et des montagnes sauvages des Alpes, elle avait regretté de n’avoir pas plus d’instants à donner à cette belle scène. Cette seconde fois le cas était tout différent, et, cédant au charme d’une nature si noble et en même temps si douce, en peu d’heures la voiture fut sous une remise, une maison fut louée, et les dieux pénates des voyageurs furent installés pour la vingtième fois sur une terre étrangère.

Notre Américain (car cette famille avait son chef) était habitué à l’Océan, et la vue de l’eau éveillait en lui d’agréables souvenirs. Il était à peine établi à Vévey, comme maître de maison, qu’il songea à se procurer un bateau. Le hasard le mit en rapport avec un certain Jean Descloux, avec lequel il fit un marché, et ils naviguèrent de compagnie sur le lac.

Cette rencontre accidentelle devint le commencement d’une agréable connaissance. Jean Descloux, outre qu’il était habile marin, était aussi un philosophe respectable dans son genre, possédant une bonne dose d’érudition. Ses connaissances sur l’Amérique étaient particulièrement remarquables. Il savait que c’était un continent à l’ouest de la Suisse, et qu’on y trouvait une ville qui s’appelait New-Vévey ; que tous les blancs qui s’y étaient rendus n’étaient pas encore devenus noirs, et qu’il y avait des espérances plausibles d’en civiliser un jour les habitants. Trouvant Jean Descloux si éclairé sur un sujet qui est l’écueil de la plupart des savants de l’est, l’Américain songea à l’interroger sur d’autres matières. Le digne batelier était réellement un homme tout à fait distingué ; il se connaissait fort bien au temps, avait diverses merveilles à raconter sur les hauts faits du lac, trouvait que la ville avait tort de ne pas faire un port de sa grande place, et maintenait toujours que le vin de Saint-Symphorien était une liqueur très-savoureuse pour ceux qui ne pouvaient pas s’en procurer d’autre ; il riait de l’idée de certaines gens qui supposent qu’il se trouve assez de cordes dans le monde pour atteindre le fond du lac Léman ; il pensait que la truite était un meilleur poisson que la féra, parlait avec une singulière modération de ses anciens maîtres les bourgeois de Berne, qui cependant, affirmait-il, entretenaient de fort mauvaises routes dans le pays de Vaud, tandis que celles qui entouraient sa ville natale étaient les meilleures de l’Europe ; il se montrait en toute autre chose un homme fort discret et un profond observateur. Enfin, l’honnête Jean Descloux présentait un parfait échantillon de ce bon sens naïf et droit qui semble faire l’instinct des masses, et dont on se moque dans ces cercles où les mystifications passent pour être de bon goût, les mensonges hardis pour des vérités, un sourire pour de l’esprit, des priviléges personnels pour de la liberté, et dans lesquels on regarde comme une offense mortelle contre les bonnes manières, de faire entendre qu’Adam et Ève furent les parents communs du genre humain.

— Monsieur a choisi un temps favorable pour visiter Vévey, observa Jean Descloux un soir qu’il naviguait avec l’Américain en face de la ville. (Toute la scène ressemblait plutôt à un beau tableau qu’à une partie de notre misérable monde.) Il souffle un vent de ce côté du lac qui pourra effrayer les mouettes hors des montagnes. À la fin du mois, nous ne verrons plus de bateaux à vapeur.

L’Américain jeta un regard sur les montagnes ; rappela dans sa mémoire les tempêtes qu’il avait essuyées, et pensa que les paroles du batelier étaient moins extravagantes qu’il ne l’avait jugé d’abord.

— Si vos barques étaient mieux construites, observait il tranquillement, vous auriez moins peur du mauvais temps.

M. Descloux n’avait point envie de se quereller avec une pratique qui l’employait tous les soirs, et qui aimait mieux voguer avec le courant que d’être conduite avec une rame crochue. Il manifesta sa prudence en faisant une réponse réservée.

— Il n’y a pas de doute, Monsieur, dit-il, que les peuples qui vivent sur la mer font de meilleurs vaisseaux, et savent les conduire plus habilement : nous en avons eu une preuve ici l’été dernier ; vous serez peut-être charmé de connaître cette histoire. Un Anglais, qu’on disait capitaine dans la marine, fit construire une barque à Nice, et on la traîna à travers nos montagnes jusque sur le lac. Il fit un tour dans sa barque jusqu’à Meillerie par une belle matinée, et un canard ne nagerait pas plus légèrement et plus vite ! Ce n’était point un homme à prendre conseil d’un batelier suisse, car il avait passé la ligne, et il avait vu des trombes et des baleines ! Bon ! Il revenait le soir dans l’obscurité, lorsque le vent vint à souffler des montagnes ; il se dirigea hardiment vers notre ville, jetant la sonde en s’approchant de la terre, comme il aurait pu le faire à Spithead par un brouillard, et il avança comme un brave marin qu’il était sans doute :

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Extrait :

A u commencement d’octobre 1832, une voiture de voyage s’arrêta sur le sommet de cette longue descente qui conduit des plaines élevées de Moudon en Suisse, au niveau du lac de Genève, précisément au-dessus de la petite vallée de Vévey. Le postillon était descendu de cheval pour enrayer la roue, et cette halte donna le temps à ceux qu’il conduisait de jeter un regard sur la scène remarquable qu’ils avaient sous les yeux.

C’était une famille de voyageurs américains qui depuis longtemps parcourait l’Europe ; elle ne savait pas trop où sa destinée la conduisait, et venait de traverser une partie de l’Allemagne. Quatre ans auparavant, cette même famille s’était arrêtée dans le même lieu, presque le même jour du mois d’octobre, et précisément dans la même intention. Elle se rendait alors en Italie, et en admirant la vue du lac de Genève, entouré de Chillon, de Châtelard, de Blonay, de Meillerie, des pics de la Savoie, et des montagnes sauvages des Alpes, elle avait regretté de n’avoir pas plus d’instants à donner à cette belle scène. Cette seconde fois le cas était tout différent, et, cédant au charme d’une nature si noble et en même temps si douce, en peu d’heures la voiture fut sous une remise, une maison fut louée, et les dieux pénates des voyageurs furent installés pour la vingtième fois sur une terre étrangère.

Notre Américain (car cette famille avait son chef) était habitué à l’Océan, et la vue de l’eau éveillait en lui d’agréables souvenirs. Il était à peine établi à Vévey, comme maître de maison, qu’il songea à se procurer un bateau. Le hasard le mit en rapport avec un certain Jean Descloux, avec lequel il fit un marché, et ils naviguèrent de compagnie sur le lac.

Cette rencontre accidentelle devint le commencement d’une agréable connaissance. Jean Descloux, outre qu’il était habile marin, était aussi un philosophe respectable dans son genre, possédant une bonne dose d’érudition. Ses connaissances sur l’Amérique étaient particulièrement remarquables. Il savait que c’était un continent à l’ouest de la Suisse, et qu’on y trouvait une ville qui s’appelait New-Vévey ; que tous les blancs qui s’y étaient rendus n’étaient pas encore devenus noirs, et qu’il y avait des espérances plausibles d’en civiliser un jour les habitants. Trouvant Jean Descloux si éclairé sur un sujet qui est l’écueil de la plupart des savants de l’est, l’Américain songea à l’interroger sur d’autres matières. Le digne batelier était réellement un homme tout à fait distingué ; il se connaissait fort bien au temps, avait diverses merveilles à raconter sur les hauts faits du lac, trouvait que la ville avait tort de ne pas faire un port de sa grande place, et maintenait toujours que le vin de Saint-Symphorien était une liqueur très-savoureuse pour ceux qui ne pouvaient pas s’en procurer d’autre ; il riait de l’idée de certaines gens qui supposent qu’il se trouve assez de cordes dans le monde pour atteindre le fond du lac Léman ; il pensait que la truite était un meilleur poisson que la féra, parlait avec une singulière modération de ses anciens maîtres les bourgeois de Berne, qui cependant, affirmait-il, entretenaient de fort mauvaises routes dans le pays de Vaud, tandis que celles qui entouraient sa ville natale étaient les meilleures de l’Europe ; il se montrait en toute autre chose un homme fort discret et un profond observateur. Enfin, l’honnête Jean Descloux présentait un parfait échantillon de ce bon sens naïf et droit qui semble faire l’instinct des masses, et dont on se moque dans ces cercles où les mystifications passent pour être de bon goût, les mensonges hardis pour des vérités, un sourire pour de l’esprit, des priviléges personnels pour de la liberté, et dans lesquels on regarde comme une offense mortelle contre les bonnes manières, de faire entendre qu’Adam et Ève furent les parents communs du genre humain.

— Monsieur a choisi un temps favorable pour visiter Vévey, observa Jean Descloux un soir qu’il naviguait avec l’Américain en face de la ville. (Toute la scène ressemblait plutôt à un beau tableau qu’à une partie de notre misérable monde.) Il souffle un vent de ce côté du lac qui pourra effrayer les mouettes hors des montagnes. À la fin du mois, nous ne verrons plus de bateaux à vapeur.

L’Américain jeta un regard sur les montagnes ; rappela dans sa mémoire les tempêtes qu’il avait essuyées, et pensa que les paroles du batelier étaient moins extravagantes qu’il ne l’avait jugé d’abord.

— Si vos barques étaient mieux construites, observait il tranquillement, vous auriez moins peur du mauvais temps.

M. Descloux n’avait point envie de se quereller avec une pratique qui l’employait tous les soirs, et qui aimait mieux voguer avec le courant que d’être conduite avec une rame crochue. Il manifesta sa prudence en faisant une réponse réservée.

— Il n’y a pas de doute, Monsieur, dit-il, que les peuples qui vivent sur la mer font de meilleurs vaisseaux, et savent les conduire plus habilement : nous en avons eu une preuve ici l’été dernier ; vous serez peut-être charmé de connaître cette histoire. Un Anglais, qu’on disait capitaine dans la marine, fit construire une barque à Nice, et on la traîna à travers nos montagnes jusque sur le lac. Il fit un tour dans sa barque jusqu’à Meillerie par une belle matinée, et un canard ne nagerait pas plus légèrement et plus vite ! Ce n’était point un homme à prendre conseil d’un batelier suisse, car il avait passé la ligne, et il avait vu des trombes et des baleines ! Bon ! Il revenait le soir dans l’obscurité, lorsque le vent vint à souffler des montagnes ; il se dirigea hardiment vers notre ville, jetant la sonde en s’approchant de la terre, comme il aurait pu le faire à Spithead par un brouillard, et il avança comme un brave marin qu’il était sans doute :

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