Les Évangiles

Fiction & Literature, Historical
Cover of the book Les Évangiles by ERNEST RENAN, GILBERT TEROL
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Author: ERNEST RENAN ISBN: 1230002743387
Publisher: GILBERT TEROL Publication: October 26, 2018
Imprint: Language: French
Author: ERNEST RENAN
ISBN: 1230002743387
Publisher: GILBERT TEROL
Publication: October 26, 2018
Imprint:
Language: French

Jamais peuple n’éprouva une déception comparable à celle qui frappa le peuple juif le lendemain du jour où, contrairement aux assurances les plus formelles des oracles divins, le temple, que l’on supposait indestructible, s’écroula dans le brasier allumé par les soldats de Titus. Avoir touché à la réalisation du plus grand des rêves, et être forcé d’y renoncer ; au moment où l’ange exterminateur entr’ouvrait déjà la nue, voir tout s’évanouir dans le vide ; s’être compromis en affirmant par avance l’apparition divine, et recevoir de la brutalité des faits le plus cruel démenti, n’était-ce pas à douter du temple, à douter de Dieu ? Aussi les premières années qui suivirent la catastrophe de l’an 70 furent-elles remplies d’une fièvre intense, la plus forte peut-être que la conscience juive eût traversée. Édom (c’était le nom par lequel les juifs désignaient déjà l’empire romain[36]), l’impie Édom, l’éternel ennemi de Dieu, triomphait. Les idées que l’on croyait les plus indéniables étaient arguées de faux. Jéhovah semblait avoir rompu son pacte avec les fils d’Abraham. C’était à se demander si même la foi d’Israël, la plus ardente assurément qui ne fut jamais, réussirait à faire volte-face contre l’évidence et, par un tour de force inouï, à espérer contre tout espoir.

Les sicaires, les exaltés avaient presque tous été tués ; ceux qui avaient survécu passèrent le reste de leur vie dans cet état de stupéfaction morne qui suit, chez le fou, les accès furieux. Les sadducéens avaient à peu près disparu, en l’an 66[37] avec l’aristocratie sacerdotale qui vivait du temple et en tirait tout son prestige. On a supposé que quelques survivants des grandes familles se réfugièrent avec les hérodiens dans le nord de la Syrie, en Arménie, à Palmyre, restèrent longtemps alliés aux petites dynasties de ces contrées, et jetèrent un dernier éclat par cette Zénobie, qui nous apparaît, en effet, au iiie siècle, comme une juive sadducéenne, haïe des talmudistes, devançant par son monothéisme simple l’arianisme et l’islamisme[38]. Cela est très-possible ; mais, en tout cas, de tels débris plus ou moins authentiques du parti sadducéen étaient devenus presque étrangers au reste de la nation juive ; les pharisiens les traitaient en ennemis.

Ce qui survécut au temple et demeura presque intact après le désastre de Jérusalem, ce fut le pharisaïsme, la partie moyenne de la société juive, partie moins portée que les autres fractions du peuple à mêler la politique à la religion, bornant la tâche de la vie au scrupuleux accomplissement des préceptes. Chose singulière ! les pharisiens avaient traversé la crise presque sains et saufs ; la révolution avait passé sur eux sans les atteindre. Absorbés dans leur unique préoccupation, l’observance exacte de la Loi, ils s’étaient enfuis presque tous de Jérusalem avant les dernières convulsions et avaient trouvé un asile dans les villes neutres de Iabné, de Lydda. Les zélotes n’étaient que des individus exaltés ; les sadducéens n’étaient qu’une classe ; les pharisiens, c’était la nation. Pacifiques par essence, adonnés à une vie tranquille et appliquée, contents pourvu qu’ils pussent pratiquer librement leur culte de famille, ces vrais israélites résistèrent à toutes les épreuves ; ils furent le noyau du judaïsme qui a traversé le moyen âge et est arrivé intact jusqu’à nos jours.

La Loi, voilà, en effet, tout ce qui restait au peuple juif du naufrage de ses institutions religieuses. Le culte public, depuis la destruction du temple, était impossible ; la prophétie, depuis le terrible échec qu’elle venait de recevoir, ne pouvait qu’être muette ; hymnes saints, musique, cérémonies, tout cela était devenu fade ou sans objet, depuis que le temple, qui servait d’ombilic à tout le cosmos juif, avait cessé d’exister. La Thora, au contraire, dans ses parties non rituelles, était toujours possible. La Thora n’était pas seulement une loi religieuse : c’était une législation complète, un code civil, un statut personnel, faisant du peuple qui s’y soumettait une sorte de république à part. Voilà l’objet auquel la conscience juive s’attachera désormais avec une sorte de fanatisme. Le rituel dut être profondément modifié ; mais le droit canonique fut maintenu presque en entier. Commenter, pratiquer la Loi avec exactitude, passa pour le but unique de la vie. Une seule science fut estimée, celle de la Loi[39]. La tradition devint la patrie idéale du juif. Les subtiles discussions qui, depuis environ cent ans, remplissaient les écoles ne furent rien auprès de celles qui suivirent. La minutie religieuse et le scrupule dévot se substituèrent chez les juifs à tout le reste du culte[40].

Une conséquence non moins grave de l’état nouveau où vécut désormais Israël fut la victoire définitive du docteur sur le prêtre. Le temple avait péri ; mais l’école se sauva. Le prêtre, depuis la destruction du temple, voyait ses fonctions réduites à peu de chose. Le docteur, ou pour mieux dire le juge, interprète de la Thora, devenait, au contraire, un personnage capital. Le tribunal (beth-dîn) est à cette époque la grande école rabbinique. L’ab-beth-dîn, président du tribunal, est un chef à la fois civil et religieux. Tout rabbin titré a le droit d’entrer dans l’enceinte ; les décisions sont prises à la pluralité des voix. Les disciples, debout derrière une barrière, écoutent et apprennent ce qu’il faut pour être juges et docteurs à leur tour.

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Jamais peuple n’éprouva une déception comparable à celle qui frappa le peuple juif le lendemain du jour où, contrairement aux assurances les plus formelles des oracles divins, le temple, que l’on supposait indestructible, s’écroula dans le brasier allumé par les soldats de Titus. Avoir touché à la réalisation du plus grand des rêves, et être forcé d’y renoncer ; au moment où l’ange exterminateur entr’ouvrait déjà la nue, voir tout s’évanouir dans le vide ; s’être compromis en affirmant par avance l’apparition divine, et recevoir de la brutalité des faits le plus cruel démenti, n’était-ce pas à douter du temple, à douter de Dieu ? Aussi les premières années qui suivirent la catastrophe de l’an 70 furent-elles remplies d’une fièvre intense, la plus forte peut-être que la conscience juive eût traversée. Édom (c’était le nom par lequel les juifs désignaient déjà l’empire romain[36]), l’impie Édom, l’éternel ennemi de Dieu, triomphait. Les idées que l’on croyait les plus indéniables étaient arguées de faux. Jéhovah semblait avoir rompu son pacte avec les fils d’Abraham. C’était à se demander si même la foi d’Israël, la plus ardente assurément qui ne fut jamais, réussirait à faire volte-face contre l’évidence et, par un tour de force inouï, à espérer contre tout espoir.

Les sicaires, les exaltés avaient presque tous été tués ; ceux qui avaient survécu passèrent le reste de leur vie dans cet état de stupéfaction morne qui suit, chez le fou, les accès furieux. Les sadducéens avaient à peu près disparu, en l’an 66[37] avec l’aristocratie sacerdotale qui vivait du temple et en tirait tout son prestige. On a supposé que quelques survivants des grandes familles se réfugièrent avec les hérodiens dans le nord de la Syrie, en Arménie, à Palmyre, restèrent longtemps alliés aux petites dynasties de ces contrées, et jetèrent un dernier éclat par cette Zénobie, qui nous apparaît, en effet, au iiie siècle, comme une juive sadducéenne, haïe des talmudistes, devançant par son monothéisme simple l’arianisme et l’islamisme[38]. Cela est très-possible ; mais, en tout cas, de tels débris plus ou moins authentiques du parti sadducéen étaient devenus presque étrangers au reste de la nation juive ; les pharisiens les traitaient en ennemis.

Ce qui survécut au temple et demeura presque intact après le désastre de Jérusalem, ce fut le pharisaïsme, la partie moyenne de la société juive, partie moins portée que les autres fractions du peuple à mêler la politique à la religion, bornant la tâche de la vie au scrupuleux accomplissement des préceptes. Chose singulière ! les pharisiens avaient traversé la crise presque sains et saufs ; la révolution avait passé sur eux sans les atteindre. Absorbés dans leur unique préoccupation, l’observance exacte de la Loi, ils s’étaient enfuis presque tous de Jérusalem avant les dernières convulsions et avaient trouvé un asile dans les villes neutres de Iabné, de Lydda. Les zélotes n’étaient que des individus exaltés ; les sadducéens n’étaient qu’une classe ; les pharisiens, c’était la nation. Pacifiques par essence, adonnés à une vie tranquille et appliquée, contents pourvu qu’ils pussent pratiquer librement leur culte de famille, ces vrais israélites résistèrent à toutes les épreuves ; ils furent le noyau du judaïsme qui a traversé le moyen âge et est arrivé intact jusqu’à nos jours.

La Loi, voilà, en effet, tout ce qui restait au peuple juif du naufrage de ses institutions religieuses. Le culte public, depuis la destruction du temple, était impossible ; la prophétie, depuis le terrible échec qu’elle venait de recevoir, ne pouvait qu’être muette ; hymnes saints, musique, cérémonies, tout cela était devenu fade ou sans objet, depuis que le temple, qui servait d’ombilic à tout le cosmos juif, avait cessé d’exister. La Thora, au contraire, dans ses parties non rituelles, était toujours possible. La Thora n’était pas seulement une loi religieuse : c’était une législation complète, un code civil, un statut personnel, faisant du peuple qui s’y soumettait une sorte de république à part. Voilà l’objet auquel la conscience juive s’attachera désormais avec une sorte de fanatisme. Le rituel dut être profondément modifié ; mais le droit canonique fut maintenu presque en entier. Commenter, pratiquer la Loi avec exactitude, passa pour le but unique de la vie. Une seule science fut estimée, celle de la Loi[39]. La tradition devint la patrie idéale du juif. Les subtiles discussions qui, depuis environ cent ans, remplissaient les écoles ne furent rien auprès de celles qui suivirent. La minutie religieuse et le scrupule dévot se substituèrent chez les juifs à tout le reste du culte[40].

Une conséquence non moins grave de l’état nouveau où vécut désormais Israël fut la victoire définitive du docteur sur le prêtre. Le temple avait péri ; mais l’école se sauva. Le prêtre, depuis la destruction du temple, voyait ses fonctions réduites à peu de chose. Le docteur, ou pour mieux dire le juge, interprète de la Thora, devenait, au contraire, un personnage capital. Le tribunal (beth-dîn) est à cette époque la grande école rabbinique. L’ab-beth-dîn, président du tribunal, est un chef à la fois civil et religieux. Tout rabbin titré a le droit d’entrer dans l’enceinte ; les décisions sont prises à la pluralité des voix. Les disciples, debout derrière une barrière, écoutent et apprennent ce qu’il faut pour être juges et docteurs à leur tour.

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