Les Décorés : Ceux qui ne le sont pas

Biography & Memoir, Artists, Architects & Photographers, Reference
Cover of the book Les Décorés : Ceux qui ne le sont pas by Frantz Jourdain, CP
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Author: Frantz Jourdain ISBN: 1230001310740
Publisher: CP Publication: August 14, 2016
Imprint: Language: French
Author: Frantz Jourdain
ISBN: 1230001310740
Publisher: CP
Publication: August 14, 2016
Imprint:
Language: French

En France, on compte deux chancelleries de la Légion d’honneur, une officielle et une officieuse.

La première est installée dans le coquet hôtel Louis XVI de la rue de Lille ; la seconde ne possède aucun domicile légal, elle vagabonde du boulevard au faubourg, du salon sélect à la brasserie bohèmarde, du cénacle artistique à la réunion populacière, du Soudan à l’Opéra, de nulle part à n’importe où. La première a pour grand-chancelier le général Février ; la seconde prend ses dignitaires au petit bonheur : elle s’adresse à tout le monde, à la nullité, à l’homme de valeur, au camelot, au penseur, à l’imbécile, au précurseur, au mouton de Panurge, au sceptique, à l’explorateur, au rond-de-cuir, au passant, à l’inconnu, au porte-lauriers, à l’anonyme, au Tout-Paris, au loqueteux, au clubman, premiers rôles ou comparses de cette troupe si peu homogène et si puissante qu’on appelle le public. La première commet parfois des gaffes énormes ; la seconde se trompe rarement et, presque toujours, la postérité ratifie ses jugements.

Naturellement les deux sœurs ne restent pas d’accord, elles se chamaillent de temps en temps, et vertement. Par exemple, quand l’officielle gratifie Cornélius Herz du grand cordon, l’officieuse proteste et — pour se venger — enregistre la nomination de Guy de Maupassant que l’autre — la vraie, celle qui est au coin du quai d’Orsay — a laissé partir là-bas sans le moindre bout de ruban.

C’est de la chancellerie officieuse que j’ai tenté de devenir l’interprète (s. g. d. g.). Tenant à me montrer impartial et à suivre les impulsions, parfois fort diverses, qui poussent la foule vers un nom, j’ai cherché — et non sans chagrin — à rester sourd à mes sympathies, à mes admirations purement personnelles.

En passant, avec moi, une revue rapide des boutonnières talenteuses, vierges de moire rouge, le lecteur ressentira vraisemblablement de violents ahurissements : — « Comment ! Pas possible ! Un tel ? Je le croyais commandeur ! »

Il ne faut pas trop s’étonner : hier Edmond de Goncourt n’était que chevalier, et il le serait encore sans l’intervention personnelle de ce Ministre merle blanc qui a nom Poincaré ; Victor Hugo, mort simple officier de la Légion d’honneur, n’eût obtenu aucun grade s’il n’avait possédé, aU moment des promotions, la toute-puissante amitié d’un politicien. — Le veinard !

Mes décorés verront-ils leur nomination ratifiée par le suffrage universel ?

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En France, on compte deux chancelleries de la Légion d’honneur, une officielle et une officieuse.

La première est installée dans le coquet hôtel Louis XVI de la rue de Lille ; la seconde ne possède aucun domicile légal, elle vagabonde du boulevard au faubourg, du salon sélect à la brasserie bohèmarde, du cénacle artistique à la réunion populacière, du Soudan à l’Opéra, de nulle part à n’importe où. La première a pour grand-chancelier le général Février ; la seconde prend ses dignitaires au petit bonheur : elle s’adresse à tout le monde, à la nullité, à l’homme de valeur, au camelot, au penseur, à l’imbécile, au précurseur, au mouton de Panurge, au sceptique, à l’explorateur, au rond-de-cuir, au passant, à l’inconnu, au porte-lauriers, à l’anonyme, au Tout-Paris, au loqueteux, au clubman, premiers rôles ou comparses de cette troupe si peu homogène et si puissante qu’on appelle le public. La première commet parfois des gaffes énormes ; la seconde se trompe rarement et, presque toujours, la postérité ratifie ses jugements.

Naturellement les deux sœurs ne restent pas d’accord, elles se chamaillent de temps en temps, et vertement. Par exemple, quand l’officielle gratifie Cornélius Herz du grand cordon, l’officieuse proteste et — pour se venger — enregistre la nomination de Guy de Maupassant que l’autre — la vraie, celle qui est au coin du quai d’Orsay — a laissé partir là-bas sans le moindre bout de ruban.

C’est de la chancellerie officieuse que j’ai tenté de devenir l’interprète (s. g. d. g.). Tenant à me montrer impartial et à suivre les impulsions, parfois fort diverses, qui poussent la foule vers un nom, j’ai cherché — et non sans chagrin — à rester sourd à mes sympathies, à mes admirations purement personnelles.

En passant, avec moi, une revue rapide des boutonnières talenteuses, vierges de moire rouge, le lecteur ressentira vraisemblablement de violents ahurissements : — « Comment ! Pas possible ! Un tel ? Je le croyais commandeur ! »

Il ne faut pas trop s’étonner : hier Edmond de Goncourt n’était que chevalier, et il le serait encore sans l’intervention personnelle de ce Ministre merle blanc qui a nom Poincaré ; Victor Hugo, mort simple officier de la Légion d’honneur, n’eût obtenu aucun grade s’il n’avait possédé, aU moment des promotions, la toute-puissante amitié d’un politicien. — Le veinard !

Mes décorés verront-ils leur nomination ratifiée par le suffrage universel ?

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