L'Orient

Fiction & Literature, Historical
Cover of the book L'Orient by THÉOPHILE GAUTIER, GILBERT TEROL
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Author: THÉOPHILE GAUTIER ISBN: 1230002996493
Publisher: GILBERT TEROL Publication: December 18, 2018
Imprint: Language: French
Author: THÉOPHILE GAUTIER
ISBN: 1230002996493
Publisher: GILBERT TEROL
Publication: December 18, 2018
Imprint:
Language: French

Je me trouvais à Venise au mois de septembre 18… Quelle raison avais-je d’y être ? Aucune, si ce n’est que cette nostalgie de l’étranger, si connue des voyageurs, s’était emparée de moi, un soir sur le perron de Tortoni. Quand cette maladie vous prend, vos amis vous ennuient, vos maîtresses vous assomment, toutes les femmes, même celles des autres, vous déplaisent : Cerito boite, Alboni détonne ; vous ne pouvez lire de suite deux stances d’Alfred de Musset ; Mérimée vous paraît plein de longueurs ; vous vous apercevez qu’il y a des antithèses dans Victor Hugo et des fautes de dessin dans Eugène Delacroix ; bref, vous êtes indécrottable. Pour dissiper ce spleen particulier, la seule recette est un passe-port pour l’Espagne, l’Italie, l’Afrique ou l’Orient. Voilà pourquoi j’étais à Venise au mois de septembre 18… J’y traitais ma grise mélancolie par de fortes doses d’azur.

La plus singulière ville du monde, à coup sûr, c’est Venise, cet Amsterdam de l’Italie. On l’a décrite mille fois, elle est toujours aussi nouvelle. Qui a vu Vicence peut se faire une idée de Padoue ; Rome ressemble à Florence, Paris à Londres ; Venise ne ressemble qu’à elle-même. Ce n’est ni une ville gothique ni une ville romaine : c’est quelque chose qu’on ne saurait définir. Cette architecture étrange et fantastique n’a rien de commun avec celle que vous connaissez. Ces belvédères sur le sommet des toits, ces cheminées en forme de colonnes et de tours ; ces grands palais de marbre aux fenêtres en arcade, aux murs bariolés de fresques et de mosaïques, aux frontons hérissés de statues ; ces églises avec leurs clochers de formes si variées, dômes, coupoles, flèches, aiguilles, tourelles, campaniles ; ces ponts aux arches sveltes et hardies tout chargés de sculptures ; ces piazzas pavées en marqueterie ; ces canaux qui se croisent en tout sens, doublant dans leur clair miroir les maisons qui les bordent ; ces tentes de toile rayée où se tiennent les marchands ; ces poteaux armoriés qui servent à amarrer les barques des nobles ; ces escaliers dont la mer baigne les dernières marches ; ces embarcations de toutes grandeurs, yachts, felouques, chebecs et gondoles, qui filent silencieusement sur l’eau endormie des lagunes ; ces costumes grecs, turcs, arméniens, que le commerce du Levant y attire ; tout cela, en face de l’Adriatique, sous le ciel de Paul Véronèse, forme un spectacle extraordinaire et magnifique que l’on ne peut rendre avec des paroles et qu’on peut seulement imaginer. Canaletti et Bonnington, Daguerre et son diorama, tout admirables qu’ils sont, restent encore bien au-dessous de la réalité.

Qu’y a-t-il de plus beau au monde que l’aspect de la piazza di San-Marco, quand on vient du côté de la mer ?

À gauche, le palazzo Ducale avec sa façade de marbres rouges et blancs disposés en petits carreaux, sa ceinture de colonnettes, ses trèfles et ses ogives, ses gros piliers trapus dont le fût plonge dans le sol, sa frise crénelée, ses huit portes, son toit de cuivre, ses figures symboliques de Bartolomeo Bono, ses lions ailés, la griffe sur leur livre, son pont des Soupirs, son luxe lourd et sombre, qui le fait à la fois ressembler à une forteresse et à une prison.

À droite, la bibliothèque publique, du dessin de Sansovino, avec son double cordon de colonnes et d’arcades, sa balustrade à jour, sa ligne de statues mythologiques, ses enfants nus, soutenant, au-dessus de la corniche, des feuillages et des festons.

Au milieu, les deux colonnes de granit africain d’une grosseur et d’une hauteur prodigieuses, qui servent de piédestaux, l’une à une statue de saint Théodore, l’autre à un lion ailé de bronze, la tête tournée vers la mer comme pour dénoter qu’il veille à son empire. C’est entre ces deux colonnes qu’ont lieu les exécutions, qui se faisaient autrefois sur la piazza di San-Giovanni-in-Bragola. Le doge Marino Faliero, battu par la tempête, fut forcé de prendre terre en cet endroit le jour de son installation, et cela fut généralement regardé comme de mauvais augure. On sait ce qui en arriva.

Au fond, la chiesa ducale di San-Marco, le plus étonnant édifice qui se puisse voir. Ce n’est pas une cathédrale gothique, ce n’est point une mosquée turque, encore moins une métropole grecque, et cependant c’est tout cela. Ses aiguilles et ses pignons, évidés à jour, sont gothiques ; ses trois coupoles de plomb, qu’on prendrait pour des casques, rappellent les mosquées orientales ; on est tout surpris d’y voir une croix. Ce grand dôme est antique, ce plein cintre est roman ; cette tribune qui fait le tour de l’édifice, ces quatre colonnes qui portent sur une seule, ces cinq arches brodées et fleuronnées sont byzantines ou moresques. C’est un incroyable mélange de pierres, de marbres, de porphyres, de briques, de granits, de mosaïques et de fresques, de dorures et de statues, d’arabesques folles et hardies, de piliers ventrus et de colonnes frêles, qui n’a pas d’exemple au monde et qui n’en saurait avoir. Il faudrait un volume pour décrire l’intérieur ; on dirait une caverne fouillée dans le roc vif avec des stalactites d’or et de pierreries. Les quatre fameux chevaux de bronze caracolent sur le portail.

La torre dell’Orologio, bâtie en 1496, sur les dessins de Carlo Rinaldi, avec son cadran, qui, outre les heures, marque le mouvement de la lune et du soleil, avec sa madone dorée, ses anges en adoration, son lion sur champ d’azur étoilé, son doge à genoux, sa cloche où deux jacquemarts, représentant de Mores, frappent l’heure de leur marteau au grand réjouissement de la multitude.

Les trois grands étendards, supportés par des piédestaux de bronze d’un travail exquis, d’Alessandro Leopardi, auxquels, les jours de fête, on append trois flammes de soie et d’or qui se déroulent gracieusement à la brise de la mer.

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Je me trouvais à Venise au mois de septembre 18… Quelle raison avais-je d’y être ? Aucune, si ce n’est que cette nostalgie de l’étranger, si connue des voyageurs, s’était emparée de moi, un soir sur le perron de Tortoni. Quand cette maladie vous prend, vos amis vous ennuient, vos maîtresses vous assomment, toutes les femmes, même celles des autres, vous déplaisent : Cerito boite, Alboni détonne ; vous ne pouvez lire de suite deux stances d’Alfred de Musset ; Mérimée vous paraît plein de longueurs ; vous vous apercevez qu’il y a des antithèses dans Victor Hugo et des fautes de dessin dans Eugène Delacroix ; bref, vous êtes indécrottable. Pour dissiper ce spleen particulier, la seule recette est un passe-port pour l’Espagne, l’Italie, l’Afrique ou l’Orient. Voilà pourquoi j’étais à Venise au mois de septembre 18… J’y traitais ma grise mélancolie par de fortes doses d’azur.

La plus singulière ville du monde, à coup sûr, c’est Venise, cet Amsterdam de l’Italie. On l’a décrite mille fois, elle est toujours aussi nouvelle. Qui a vu Vicence peut se faire une idée de Padoue ; Rome ressemble à Florence, Paris à Londres ; Venise ne ressemble qu’à elle-même. Ce n’est ni une ville gothique ni une ville romaine : c’est quelque chose qu’on ne saurait définir. Cette architecture étrange et fantastique n’a rien de commun avec celle que vous connaissez. Ces belvédères sur le sommet des toits, ces cheminées en forme de colonnes et de tours ; ces grands palais de marbre aux fenêtres en arcade, aux murs bariolés de fresques et de mosaïques, aux frontons hérissés de statues ; ces églises avec leurs clochers de formes si variées, dômes, coupoles, flèches, aiguilles, tourelles, campaniles ; ces ponts aux arches sveltes et hardies tout chargés de sculptures ; ces piazzas pavées en marqueterie ; ces canaux qui se croisent en tout sens, doublant dans leur clair miroir les maisons qui les bordent ; ces tentes de toile rayée où se tiennent les marchands ; ces poteaux armoriés qui servent à amarrer les barques des nobles ; ces escaliers dont la mer baigne les dernières marches ; ces embarcations de toutes grandeurs, yachts, felouques, chebecs et gondoles, qui filent silencieusement sur l’eau endormie des lagunes ; ces costumes grecs, turcs, arméniens, que le commerce du Levant y attire ; tout cela, en face de l’Adriatique, sous le ciel de Paul Véronèse, forme un spectacle extraordinaire et magnifique que l’on ne peut rendre avec des paroles et qu’on peut seulement imaginer. Canaletti et Bonnington, Daguerre et son diorama, tout admirables qu’ils sont, restent encore bien au-dessous de la réalité.

Qu’y a-t-il de plus beau au monde que l’aspect de la piazza di San-Marco, quand on vient du côté de la mer ?

À gauche, le palazzo Ducale avec sa façade de marbres rouges et blancs disposés en petits carreaux, sa ceinture de colonnettes, ses trèfles et ses ogives, ses gros piliers trapus dont le fût plonge dans le sol, sa frise crénelée, ses huit portes, son toit de cuivre, ses figures symboliques de Bartolomeo Bono, ses lions ailés, la griffe sur leur livre, son pont des Soupirs, son luxe lourd et sombre, qui le fait à la fois ressembler à une forteresse et à une prison.

À droite, la bibliothèque publique, du dessin de Sansovino, avec son double cordon de colonnes et d’arcades, sa balustrade à jour, sa ligne de statues mythologiques, ses enfants nus, soutenant, au-dessus de la corniche, des feuillages et des festons.

Au milieu, les deux colonnes de granit africain d’une grosseur et d’une hauteur prodigieuses, qui servent de piédestaux, l’une à une statue de saint Théodore, l’autre à un lion ailé de bronze, la tête tournée vers la mer comme pour dénoter qu’il veille à son empire. C’est entre ces deux colonnes qu’ont lieu les exécutions, qui se faisaient autrefois sur la piazza di San-Giovanni-in-Bragola. Le doge Marino Faliero, battu par la tempête, fut forcé de prendre terre en cet endroit le jour de son installation, et cela fut généralement regardé comme de mauvais augure. On sait ce qui en arriva.

Au fond, la chiesa ducale di San-Marco, le plus étonnant édifice qui se puisse voir. Ce n’est pas une cathédrale gothique, ce n’est point une mosquée turque, encore moins une métropole grecque, et cependant c’est tout cela. Ses aiguilles et ses pignons, évidés à jour, sont gothiques ; ses trois coupoles de plomb, qu’on prendrait pour des casques, rappellent les mosquées orientales ; on est tout surpris d’y voir une croix. Ce grand dôme est antique, ce plein cintre est roman ; cette tribune qui fait le tour de l’édifice, ces quatre colonnes qui portent sur une seule, ces cinq arches brodées et fleuronnées sont byzantines ou moresques. C’est un incroyable mélange de pierres, de marbres, de porphyres, de briques, de granits, de mosaïques et de fresques, de dorures et de statues, d’arabesques folles et hardies, de piliers ventrus et de colonnes frêles, qui n’a pas d’exemple au monde et qui n’en saurait avoir. Il faudrait un volume pour décrire l’intérieur ; on dirait une caverne fouillée dans le roc vif avec des stalactites d’or et de pierreries. Les quatre fameux chevaux de bronze caracolent sur le portail.

La torre dell’Orologio, bâtie en 1496, sur les dessins de Carlo Rinaldi, avec son cadran, qui, outre les heures, marque le mouvement de la lune et du soleil, avec sa madone dorée, ses anges en adoration, son lion sur champ d’azur étoilé, son doge à genoux, sa cloche où deux jacquemarts, représentant de Mores, frappent l’heure de leur marteau au grand réjouissement de la multitude.

Les trois grands étendards, supportés par des piédestaux de bronze d’un travail exquis, d’Alessandro Leopardi, auxquels, les jours de fête, on append trois flammes de soie et d’or qui se déroulent gracieusement à la brise de la mer.

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