La Double Méprise

Fiction & Literature, Classics
Cover of the book La Double Méprise by PROSPER MÉRIMÉE, GILBERT TEROL
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Author: PROSPER MÉRIMÉE ISBN: 1230002783727
Publisher: GILBERT TEROL Publication: November 3, 2018
Imprint: Language: French
Author: PROSPER MÉRIMÉE
ISBN: 1230002783727
Publisher: GILBERT TEROL
Publication: November 3, 2018
Imprint:
Language: French

Julie de Chaverny était mariée depuis six ans environ, et depuis à peu près cinq ans et six mois, elle avait reconnu qu’il lui était non-seulement impossible d’aimer son mari, mais encore qu’il lui était bien difficile d’avoir quelque estime pour lui.

Ce mari n’était point un fripon ; ce n’était pas une bête, encore moins un sot. En interrogeant ses souvenirs, elle aurait pu se rappeler qu’elle l’avait trouvé aimable autrefois ; mais maintenant il l’ennuyait. Tout en lui était repoussant à ses yeux. Sa manière de manger, de prendre du café, de parler, lui donnait des crispations nerveuses. Ils ne se voyaient et ne se parlaient guère qu’à table ; mais ils dînaient ensemble plusieurs fois par semaine, et c’en était assez pour entretenir l’espèce de haine de Julie.

Pour Chaverny, c’était un assez bel homme, un peu trop gros pour son âge, au teint frais, sanguin, et qui, par caractère, ne se donnait pas de ces inquiétudes vagues qui tourmentent souvent les gens à imagination. Il croyait pieusement que sa femme avait pour lui une « amitié douce, » (il était trop philosophe pour se croire aimé « comme au premier jour de son mariage »), et cette persuasion ne lui causait ni plaisir ni peine ; il se serait également bien accommodé du contraire. Il avait servi plusieurs années dans un régiment de cavalerie ; mais ayant hérité d’une fortune considérable, il s’était dégoûté de la vie de garnison, avait donné sa démission et s’était marié. Expliquer le mariage de deux personnes qui n’avaient pas une idée commune peut paraître assez difficile. D’une part, de grands parens et de ces officieux qui, comme Phrosine, « marieraient la république de Venise avec le Grand-Turc, » s’étaient donné beaucoup de mouvement pour régler les affaires d’intérêt. D’un autre côté, Chaverny appartenait à une bonne famille ; il n’était point trop gras alors ; il avait de la gaieté, et était dans toute l’acception du mot ce qu’on appelle un bon enfant. Julie le voyait avec plaisir venir chez sa mère, parce qu’il la faisait rire en lui contant des histoires de son régiment d’un comique qui n’était pas toujours de bon goût. Elle le trouvait aimable parce qu’il dansait avec elle dans tous les bals, et qu’il ne manquait jamais de bonnes raisons pour persuader à la mère de Julie de rester tard au bal, d’aller au spectacle ou au bois de Boulogne. Enfin Julie le croyait un héros, parce qu’il s’était battu en duel honorablement deux ou trois fois. Mais ce qui acheva le triomphe de Chaverny, ce fut la description d’une certaine voiture qu’il devait faire construire sur un plan à lui, et dans laquelle il conduirait lui-même Julie, lorsqu’elle aurait consenti à unir son sort au sien.

Au bout de quelques mois de mariage toutes les belles qualités de Chaverny avaient perdu beaucoup de leur mérite. Il ne dansait plus avec sa femme, — cela va sans dire. Ses histoires gaies, il les avait toutes contées trois ou quatre fois. Il disait que les bals maintenant se prolongeaient trop tard. Il bâillait au spectacle, et trouvait une contrainte insupportable l’usage de s’habiller le soir. Son défaut capital était la paresse ; s’il avait cherché à plaire, peut-être aurait-il pu réussir, mais la moindre gêne lui paraissait un supplice ; il avait cela de commun avec presque tous les gens gros. Le monde l’ennuyait parce qu’on n’y est bien reçu qu’à proportion des efforts que l’on y fait pour plaire. La grosse joie lui paraissait bien préférable à tous les amusemens plus délicats ; car, pour se distinguer parmi les personnes de son goût, il n’avait d’autre peine à se donner qu’à crier plus fort que les autres, ce qui ne lui était pas difficile avec des poumons aussi vigoureux que les siens. En outre il se piquait de boire plus de champagne qu’un homme ordinaire, et faisait parfaitement sauter à son cheval une barrière de quatre pieds. Il jouissait en conséquence d’une estime légitimement acquise parmi ces êtres difficiles à définir que l’on appelle les « jeunes gens » dont nos boulevards abondent vers huit heures du soir. Parties de chasse, parties de campagne, courses, dîners de garçons, soupers de garçons étaient recherchés par lui avec empressement. Vingt fois par jour il disait qu’il était le plus heureux des hommes, et toutes les fois que Julie l’entendait, elle levait les yeux au ciel, et sa petite bouche prenait une indicible expression de dédain.

Belle, jeune et mariée à un homme qui lui déplaisait, on conçoit qu’elle devait être entourée d’hommages fort intéressés. Mais outre la protection de sa mère, femme très prudente, son orgueil, c’était son défaut capital, l’avait défendue jusqu’alors contre les séductions du monde. D’ailleurs le désappointement qui avait suivi son mariage, en lui donnant une espèce d’expérience, l’avait rendue difficile à s’enthousiasmer. Elle était fière de se voir plaindre dans la société, et citer comme un modèle de résignation. Elle se trouvait même heureuse, car elle n’aimait personne, et son mari la laissait entièrement maîtresse de ses actions. Sa coquetterie (et il faut l’avouer, elle aimait un peu à prouver que son mari ne connaissait pas le trésor qu’il possédait), sa coquetterie était toute d’instinct comme celle d’un enfant. Elle s’alliait fort bien avec une certaine réserve dédaigneuse qui n’était pas de la pruderie. Enfin elle savait être aimable avec tout le monde, mais avec tout le monde également. La médisance ne pouvait trouver le plus petit reproche à lui faire.

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Julie de Chaverny était mariée depuis six ans environ, et depuis à peu près cinq ans et six mois, elle avait reconnu qu’il lui était non-seulement impossible d’aimer son mari, mais encore qu’il lui était bien difficile d’avoir quelque estime pour lui.

Ce mari n’était point un fripon ; ce n’était pas une bête, encore moins un sot. En interrogeant ses souvenirs, elle aurait pu se rappeler qu’elle l’avait trouvé aimable autrefois ; mais maintenant il l’ennuyait. Tout en lui était repoussant à ses yeux. Sa manière de manger, de prendre du café, de parler, lui donnait des crispations nerveuses. Ils ne se voyaient et ne se parlaient guère qu’à table ; mais ils dînaient ensemble plusieurs fois par semaine, et c’en était assez pour entretenir l’espèce de haine de Julie.

Pour Chaverny, c’était un assez bel homme, un peu trop gros pour son âge, au teint frais, sanguin, et qui, par caractère, ne se donnait pas de ces inquiétudes vagues qui tourmentent souvent les gens à imagination. Il croyait pieusement que sa femme avait pour lui une « amitié douce, » (il était trop philosophe pour se croire aimé « comme au premier jour de son mariage »), et cette persuasion ne lui causait ni plaisir ni peine ; il se serait également bien accommodé du contraire. Il avait servi plusieurs années dans un régiment de cavalerie ; mais ayant hérité d’une fortune considérable, il s’était dégoûté de la vie de garnison, avait donné sa démission et s’était marié. Expliquer le mariage de deux personnes qui n’avaient pas une idée commune peut paraître assez difficile. D’une part, de grands parens et de ces officieux qui, comme Phrosine, « marieraient la république de Venise avec le Grand-Turc, » s’étaient donné beaucoup de mouvement pour régler les affaires d’intérêt. D’un autre côté, Chaverny appartenait à une bonne famille ; il n’était point trop gras alors ; il avait de la gaieté, et était dans toute l’acception du mot ce qu’on appelle un bon enfant. Julie le voyait avec plaisir venir chez sa mère, parce qu’il la faisait rire en lui contant des histoires de son régiment d’un comique qui n’était pas toujours de bon goût. Elle le trouvait aimable parce qu’il dansait avec elle dans tous les bals, et qu’il ne manquait jamais de bonnes raisons pour persuader à la mère de Julie de rester tard au bal, d’aller au spectacle ou au bois de Boulogne. Enfin Julie le croyait un héros, parce qu’il s’était battu en duel honorablement deux ou trois fois. Mais ce qui acheva le triomphe de Chaverny, ce fut la description d’une certaine voiture qu’il devait faire construire sur un plan à lui, et dans laquelle il conduirait lui-même Julie, lorsqu’elle aurait consenti à unir son sort au sien.

Au bout de quelques mois de mariage toutes les belles qualités de Chaverny avaient perdu beaucoup de leur mérite. Il ne dansait plus avec sa femme, — cela va sans dire. Ses histoires gaies, il les avait toutes contées trois ou quatre fois. Il disait que les bals maintenant se prolongeaient trop tard. Il bâillait au spectacle, et trouvait une contrainte insupportable l’usage de s’habiller le soir. Son défaut capital était la paresse ; s’il avait cherché à plaire, peut-être aurait-il pu réussir, mais la moindre gêne lui paraissait un supplice ; il avait cela de commun avec presque tous les gens gros. Le monde l’ennuyait parce qu’on n’y est bien reçu qu’à proportion des efforts que l’on y fait pour plaire. La grosse joie lui paraissait bien préférable à tous les amusemens plus délicats ; car, pour se distinguer parmi les personnes de son goût, il n’avait d’autre peine à se donner qu’à crier plus fort que les autres, ce qui ne lui était pas difficile avec des poumons aussi vigoureux que les siens. En outre il se piquait de boire plus de champagne qu’un homme ordinaire, et faisait parfaitement sauter à son cheval une barrière de quatre pieds. Il jouissait en conséquence d’une estime légitimement acquise parmi ces êtres difficiles à définir que l’on appelle les « jeunes gens » dont nos boulevards abondent vers huit heures du soir. Parties de chasse, parties de campagne, courses, dîners de garçons, soupers de garçons étaient recherchés par lui avec empressement. Vingt fois par jour il disait qu’il était le plus heureux des hommes, et toutes les fois que Julie l’entendait, elle levait les yeux au ciel, et sa petite bouche prenait une indicible expression de dédain.

Belle, jeune et mariée à un homme qui lui déplaisait, on conçoit qu’elle devait être entourée d’hommages fort intéressés. Mais outre la protection de sa mère, femme très prudente, son orgueil, c’était son défaut capital, l’avait défendue jusqu’alors contre les séductions du monde. D’ailleurs le désappointement qui avait suivi son mariage, en lui donnant une espèce d’expérience, l’avait rendue difficile à s’enthousiasmer. Elle était fière de se voir plaindre dans la société, et citer comme un modèle de résignation. Elle se trouvait même heureuse, car elle n’aimait personne, et son mari la laissait entièrement maîtresse de ses actions. Sa coquetterie (et il faut l’avouer, elle aimait un peu à prouver que son mari ne connaissait pas le trésor qu’il possédait), sa coquetterie était toute d’instinct comme celle d’un enfant. Elle s’alliait fort bien avec une certaine réserve dédaigneuse qui n’était pas de la pruderie. Enfin elle savait être aimable avec tout le monde, mais avec tout le monde également. La médisance ne pouvait trouver le plus petit reproche à lui faire.

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