Les Catacombes

Fiction & Literature, Literary
Cover of the book Les Catacombes by Jules Janin, GILBERT TEROL
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Author: Jules Janin ISBN: 1230003166819
Publisher: GILBERT TEROL Publication: April 3, 2019
Imprint: Language: French
Author: Jules Janin
ISBN: 1230003166819
Publisher: GILBERT TEROL
Publication: April 3, 2019
Imprint:
Language: French

LE
MARQUIS DE SADE.

Voilà un nom que tout le monde sait et que personne ne prononce ; la main tremble en l’écrivant, et quand on le prononce les oreilles vous tintent d’un son lugubre. Entrons, si vous l’osez, dans cette mare de sang et de vices, il faut un grand courage pour aborder celle biographie, qui pourtant tiendra sa place parmi les plus souillées et les plus fangeuses. Prenons donc notre courage à deux mains, vous et moi. Nous accomplirons ensemble cette œuvre de justice : nous allons poser une lampe salutaire au bord de ce précipice infect, afin qu’à l’avenir nul imprudent n’y tombe. Nous allons regarder de près cet étrange phénomène, un homme intelligent qui se traîne à deux genoux dans des rêveries que n’inventerait pas un sauvage ivre de sang humain et d’eau-forte ; et cela pendant soixante-dix ans qu’il a vécu, et cela dans toutes les positions de la vie, enfant, jeune homme, grand seigneur, dans sa patrie et à l’étranger, en liberté et en prison, parmi les hommes raisonnables et parmi les fous ; pervertissant les uns et les autres, plongeant dans la même infamie la prison, le salon, le théâtre, le toit domestique et l’hôpital. Partout où paraît cet homme vous sentez une odeur de soufre, comme s’il avait traversé à la nage les lacs de Sodome. Cet homme est arrivé pour clore indignement le 18e siècle, dont il a été la charge horrible et licencieuse. Il a fait peur aux bourreaux de 93, qui ont détourné de cette tête la hache sous laquelle ont péri tous les anciens amis de Louis XV qui n’étaient pas morts dans l’orgie ; il a été la joie du Directoire, et des directeurs, ces rois d’un jour qui jouaient au vice royal comme si le vice n’était pas, de son essence, une aristocratie aussi difficile à aborder que toutes les autres ; il a été l’effroi de Bonaparte consul, dont le premier acte d’autorité fut de déclarer que c’était là un fou dangereux ; car si Bonaparte avait pris cet homme au sérieux, cet homme était mort. À l’heure qu’il est, c’est un homme encore honoré dans les bagnes ; il en est le dieu, il en est le roi, il en est le poëte, il en est l’espérance et l’orgueil. Quelle histoire ! Mais par où commencer, et de quel côté envisager ce monstre ? et qui nous assurera que dans cette contemplation, même faite à distance, nous ne serons pas tachés de quelque éclaboussure livide ? Cependant il le faut ; je le dois, je le veux, je l’ai promis ; depuis assez longtemps je recule. Acceptez ces pages comme on accepte, en histoire naturelle, la monographie du scorpion ou du crapaud.

Faisons d’abord la généalogie du marquis de Sade ; elle est importante ici plus qu’en tout autre lieu. Vous verrez quelles nombreuses races d’honnêtes gens précèdent ce monstre, et combien il fait tache dans cette noble famille. Comment il se fait que celui-là soit arrivé ainsi animer pour succéder à tant de vertus, il n’y a que Dieu qui le sache. Toujours est-il qu’on ne pouvait pas descendre d’une source plus limpide. Qui le croirait ? le marquis de Sade est un enfant de la fontaine de Vaucluse ! son arbre généalogique a été planté dans cette chaste patrie du sonnet amoureux et de l’élégie italienne par les mains de Laure et de Pétrarque. L’arbre a grandi sous le souffle tiède et embaumé de ces deux amants, modèles de toutes les vertus. François Pétrarque, ce gibelin tout blond et tout rose que la guerre civile chassa de Florence, s’en vint à Vaucluse pour y lire, loin du bruit des discordes, Cicéron et Virgile, ses deux passions romaines. La langue italienne n’était pas faite encore ; Dante, ce gibelin tout brun et tout âpre, n’avait pas encore élevé la langue vulgaire à la dignité de langue écrite ; mais enfin Dante donna le signal : Pétrarque l’entendit, et ce fut dans cette langue toute neuve qu’il célébra son amour et sa mie, en véritable troubadour provençal. Cette femme c’était la belle Laure de Noves, la femme de Hugues de Sade, qui l’avait épousée à dix-sept ans, jeune et belle, avec une dot de 6,000 livres tournois, deux habits complets, l’un vert, l’autre écarlate, et une couronne d’argent du prix de 20 florins d’or. Ce fut dans l’église des religieuses de Sainte-Claire, le lundi de la semaine-sainte, le 6 avril 1427, que Pétrarque rencontra pour la première fois la belle Laure. Il la vit, il l’aima ; il aima le corps et l’âme de Laure, comme il est dit dans le Dialogue de Pétrarque et de saint Augustin, Quelle tendre passion ! quels transports ! quels emportements muets ! comme l’amour du poète se révèle et se déroule dans ces mille poésies innocentes où il pleure son martyre, où il chante les rigueurs de sa dame, qui ne lui accorde pas même un regard ! C’est là une histoire de pur amour, à laquelle ont ajouté foi les historiens les plus sceptiques. La vertu de la belle Laure a été si loin que Voltaire la traite d’Iris en l’air. Elle cependant, si elle fuyait l’amant, elle aimait le poëte ; elle le regardait de loin quand il se mettait à la contempler de toute son âme pendant qu’elle se promenait dans ses jardins. Le jour où le poète retourna à Rome pour recevoir la couronne de laurier au Capitole, Laure sentit une grande joie et une grande peine dans son cœur ; et quand elle le revit, au bout d’un an, toujours amoureux et toujours fidèle, le front ceint du laurier poétique, et quand il eut chanté sa gloire dans toute l’Europe et porté le nom de Laure à l’oreille de tous les rois, la belle Laure, toute sévère qu’elle était, ne put s’empêcher d’être plus favorable à ce grand poëte qui l’aimait tant : elle lui permit de l’accompagner à la fontaine de Vaucluse, elle écouta ses tendres paroles sans colère ; et lui, il récitait à Laure ses beaux vers qu’attendait le monde. Ainsi ils vécurent, lui voyageur, elle dans sa maison : présente, il l’aimait ; il la chantait absente. Elle cependant, retirée dans ses foyers, élevait sa nombreuse famille, et vieillissait dans l’exercice de toutes les vertus domestiques. Mais quelle fut la surprise et quelle fut la douleur du poëte quand il vit Laure pour la dernière fois ! Elle était au milieu d’un cercle de dames, sérieuse et pensive, sans parure, sans guirlande, sans perles. Déjà la maladie dont elle mourut eue étendu sa pâleur sur ses belles joues.

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LE
MARQUIS DE SADE.

Voilà un nom que tout le monde sait et que personne ne prononce ; la main tremble en l’écrivant, et quand on le prononce les oreilles vous tintent d’un son lugubre. Entrons, si vous l’osez, dans cette mare de sang et de vices, il faut un grand courage pour aborder celle biographie, qui pourtant tiendra sa place parmi les plus souillées et les plus fangeuses. Prenons donc notre courage à deux mains, vous et moi. Nous accomplirons ensemble cette œuvre de justice : nous allons poser une lampe salutaire au bord de ce précipice infect, afin qu’à l’avenir nul imprudent n’y tombe. Nous allons regarder de près cet étrange phénomène, un homme intelligent qui se traîne à deux genoux dans des rêveries que n’inventerait pas un sauvage ivre de sang humain et d’eau-forte ; et cela pendant soixante-dix ans qu’il a vécu, et cela dans toutes les positions de la vie, enfant, jeune homme, grand seigneur, dans sa patrie et à l’étranger, en liberté et en prison, parmi les hommes raisonnables et parmi les fous ; pervertissant les uns et les autres, plongeant dans la même infamie la prison, le salon, le théâtre, le toit domestique et l’hôpital. Partout où paraît cet homme vous sentez une odeur de soufre, comme s’il avait traversé à la nage les lacs de Sodome. Cet homme est arrivé pour clore indignement le 18e siècle, dont il a été la charge horrible et licencieuse. Il a fait peur aux bourreaux de 93, qui ont détourné de cette tête la hache sous laquelle ont péri tous les anciens amis de Louis XV qui n’étaient pas morts dans l’orgie ; il a été la joie du Directoire, et des directeurs, ces rois d’un jour qui jouaient au vice royal comme si le vice n’était pas, de son essence, une aristocratie aussi difficile à aborder que toutes les autres ; il a été l’effroi de Bonaparte consul, dont le premier acte d’autorité fut de déclarer que c’était là un fou dangereux ; car si Bonaparte avait pris cet homme au sérieux, cet homme était mort. À l’heure qu’il est, c’est un homme encore honoré dans les bagnes ; il en est le dieu, il en est le roi, il en est le poëte, il en est l’espérance et l’orgueil. Quelle histoire ! Mais par où commencer, et de quel côté envisager ce monstre ? et qui nous assurera que dans cette contemplation, même faite à distance, nous ne serons pas tachés de quelque éclaboussure livide ? Cependant il le faut ; je le dois, je le veux, je l’ai promis ; depuis assez longtemps je recule. Acceptez ces pages comme on accepte, en histoire naturelle, la monographie du scorpion ou du crapaud.

Faisons d’abord la généalogie du marquis de Sade ; elle est importante ici plus qu’en tout autre lieu. Vous verrez quelles nombreuses races d’honnêtes gens précèdent ce monstre, et combien il fait tache dans cette noble famille. Comment il se fait que celui-là soit arrivé ainsi animer pour succéder à tant de vertus, il n’y a que Dieu qui le sache. Toujours est-il qu’on ne pouvait pas descendre d’une source plus limpide. Qui le croirait ? le marquis de Sade est un enfant de la fontaine de Vaucluse ! son arbre généalogique a été planté dans cette chaste patrie du sonnet amoureux et de l’élégie italienne par les mains de Laure et de Pétrarque. L’arbre a grandi sous le souffle tiède et embaumé de ces deux amants, modèles de toutes les vertus. François Pétrarque, ce gibelin tout blond et tout rose que la guerre civile chassa de Florence, s’en vint à Vaucluse pour y lire, loin du bruit des discordes, Cicéron et Virgile, ses deux passions romaines. La langue italienne n’était pas faite encore ; Dante, ce gibelin tout brun et tout âpre, n’avait pas encore élevé la langue vulgaire à la dignité de langue écrite ; mais enfin Dante donna le signal : Pétrarque l’entendit, et ce fut dans cette langue toute neuve qu’il célébra son amour et sa mie, en véritable troubadour provençal. Cette femme c’était la belle Laure de Noves, la femme de Hugues de Sade, qui l’avait épousée à dix-sept ans, jeune et belle, avec une dot de 6,000 livres tournois, deux habits complets, l’un vert, l’autre écarlate, et une couronne d’argent du prix de 20 florins d’or. Ce fut dans l’église des religieuses de Sainte-Claire, le lundi de la semaine-sainte, le 6 avril 1427, que Pétrarque rencontra pour la première fois la belle Laure. Il la vit, il l’aima ; il aima le corps et l’âme de Laure, comme il est dit dans le Dialogue de Pétrarque et de saint Augustin, Quelle tendre passion ! quels transports ! quels emportements muets ! comme l’amour du poète se révèle et se déroule dans ces mille poésies innocentes où il pleure son martyre, où il chante les rigueurs de sa dame, qui ne lui accorde pas même un regard ! C’est là une histoire de pur amour, à laquelle ont ajouté foi les historiens les plus sceptiques. La vertu de la belle Laure a été si loin que Voltaire la traite d’Iris en l’air. Elle cependant, si elle fuyait l’amant, elle aimait le poëte ; elle le regardait de loin quand il se mettait à la contempler de toute son âme pendant qu’elle se promenait dans ses jardins. Le jour où le poète retourna à Rome pour recevoir la couronne de laurier au Capitole, Laure sentit une grande joie et une grande peine dans son cœur ; et quand elle le revit, au bout d’un an, toujours amoureux et toujours fidèle, le front ceint du laurier poétique, et quand il eut chanté sa gloire dans toute l’Europe et porté le nom de Laure à l’oreille de tous les rois, la belle Laure, toute sévère qu’elle était, ne put s’empêcher d’être plus favorable à ce grand poëte qui l’aimait tant : elle lui permit de l’accompagner à la fontaine de Vaucluse, elle écouta ses tendres paroles sans colère ; et lui, il récitait à Laure ses beaux vers qu’attendait le monde. Ainsi ils vécurent, lui voyageur, elle dans sa maison : présente, il l’aimait ; il la chantait absente. Elle cependant, retirée dans ses foyers, élevait sa nombreuse famille, et vieillissait dans l’exercice de toutes les vertus domestiques. Mais quelle fut la surprise et quelle fut la douleur du poëte quand il vit Laure pour la dernière fois ! Elle était au milieu d’un cercle de dames, sérieuse et pensive, sans parure, sans guirlande, sans perles. Déjà la maladie dont elle mourut eue étendu sa pâleur sur ses belles joues.

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