Author: | EUGÈNE-FRANÇOIS VIDOCQ | ISBN: | 1230002743417 |
Publisher: | GILBERT TEROL | Publication: | October 26, 2018 |
Imprint: | Language: | French |
Author: | EUGÈNE-FRANÇOIS VIDOCQ |
ISBN: | 1230002743417 |
Publisher: | GILBERT TEROL |
Publication: | October 26, 2018 |
Imprint: | |
Language: | French |
Je passai sans obstacle à la grille ; je me trouvais dans Brest que je ne connaissais pas du tout, et la crainte que mon hésitation sur le chemin que je devais prendre, ne me fît remarquer, augmentait encore mes inquiétudes ; après mille tours et détours, j’arrivai enfin à la seule porte qu’eût la ville ; il y avait là toujours, à poste fixe, un ancien garde-chiourme, nommé Lachique, qui vous devinait un forçat au geste, à la tournure, à la physionomie ; et ce qui rendait ses observations plus faciles, c’est qu’un homme qui a passé quelque temps au bagne tire toujours involontairement la jambe par laquelle il a traîné le fer. Il fallait cependant passer devant ce redoutable personnage, qui fumait, qui fumait gravement, en fixant un œil d’aigle sur tout ce qui entrait ou sortait. J’avais été prévenu ; je payai d’effronterie ; arrivé devant Lachique, je déposai à ses pieds une cruche de lait de beurre, que j’avais achetée pour rendre mon déguisement plus complet. Chargeant alors ma pipe, je lui demandai du feu. Il s’empressa de m’en donner avec toute la courtoisie dont il était susceptible, et après que nous nous fûmes réciproquement lâché quelques bouffées de tabac dans la figure, je le quittai pour prendre la route qui se présentait devant moi.
Je la suivais depuis trois quarts d’heure, quand j’entendis les trois coups de canon qu’on tire pour annoncer l’évasion d’un forçat, afin d’avertir les paysans des environs qu’il y a une gratification de cent francs à gagner, pour celui qui saisira le fugitif. Je vis en effet beaucoup de gens armés de fusils ou de faux, courir la campagne, battant soigneusement le buisson, et jusqu’aux moindres touffes de genêt. Quelques laboureurs paraissaient même devoir emporter des armes par précaution, car j’en vis plusieurs quitter leur attelage avec un fusil qu’ils tiraient d’un sillon. Un de ces derniers passa tout près de moi dans un chemin de traverse que j’avais pris en entendant les coups de canon, mais il n’eut garde de me reconnaître ; j’étais d’abord vêtu fort proprement, et de plus mon chapeau, que la chaleur permettait de porter sous le bras, laissait voir des cheveux en queue, qui ne pouvaient appartenir à un forçat.
Je continuai à m’enfoncer dans l’intérieur des terres, évitant les villages et les habitations isolées. À la brune, je rencontrai deux femmes, auxquelles je demandai sur quelle route je me trouvais ; elles me répondirent dans un patois dont je ne compris pas un mot ; mais leur ayant montré de l’argent, en faisant signe que je désirais manger, elles me conduisirent à l’entrée d’un petit village, dans un cabaret tenu par… le garde champêtre, que je vis sous le manteau de la cheminée, revêtu des insignes de sa dignité. Je fus un instant démonté, mais, me remettant bientôt, je lui dis que je voulais parler au maire. – « C’est moi », dit un vieux paysan en bonnet de laine et en sabots, assis à une petite table, et mangeant de la galette de sarrasin. Nouveau désappointement pour moi, qui comptais bien m’esquiver dans le trajet du cabaret à la mairie. Il fallait cependant se tirer de là, de manière ou d’autre. Je dis au fonctionnaire en sabots, qu’ayant pris la traverse en partant de Morlaix pour Brest, je m’étais égaré ; je lui demandai en même temps à quelle distance je me trouvais de cette dernière ville, en témoignant le désir d’y aller coucher le soir même. – « Vous êtes à cinq lieues du pays de Brest, me dit-il : il est impossible que vous y arriviez ce soir : si vous voulez coucher ici, je vous donnerai place dans ma grange, et demain vous partirez avec la garde champêtre, qui va conduire un forçat évadé, que nous avons arrêté hier. »
Ces derniers mots renouvelèrent toutes mes terreurs ; car à la manière dont ils étaient prononcés, je vis que le maire n’avait pas pris mon histoire au pied de la lettre. J’acceptai néanmoins son offre obligeante ; mais après avoir soupé, au moment de gagner la grange, portant les mains à mes poches, je m’écriai avec toutes les démonstrations d’un homme désespéré : « Ah ! mon Dieu, j’ai oublié à Morlaix mon portefeuille où sont mes papiers, et huit doubles louis !… Il faut que je reparte tout de suite… oui, tout de suite ; mais comment retrouver la route ? .. Si le garde champêtre, qui doit connaître le pays, voulait m’accompagner ? .. Nous serions bien revenus demain pour partir à temps avec notre forçat. » Cette proposition écartait tous les soupçons, puisqu’un homme qui veut se sauver ne prend pas ordinairement la compagnie que je sollicitais ; d’un autre côté, le garde champêtre, entrevoyant une récompense, avait mis ses guêtres à mon premier mot. Nous partîmes donc, et au point du jour nous étions à Morlaix. Mon compagnon, que j’avais eu soin d’abreuver largement en route, était déjà bien conditionné ; je l’achevai avec du rhum, au premier bouchon que nous rencontrâmes en ville. Il y resta à m’attendre à table, ou plutôt sous la table, et il aura pu m’attendre longtemps.
À la première personne que je rencontre, je demande le chemin de Vannes ; on me l’indique tant bien que mal et je pars, comme dit le proverbe hollandais, avec la peur chaussée aux talons. Deux jours se passent sans encombre : le troisième, à quelques lieues de Guéméné, au détour de la route, je tombe sur deux gendarmes qui revenaient de la correspondance. L’aspect inattendu des culottes jaunes et des chapeaux bordés me trouble, je fais un mouvement pour fuir ; mes deux hommes me crient d’arrêter, en faisant le geste très significatif de prendre leur carabine au crochet ; ils arrivent à moi, je n’ai point de papiers à leur montrer, mais j’improvise une réponse au hasard : « Je me nomme Duval, né à Lorient, déserteur de la frégate la Cocarde, actuellement en rade à Saint-Malo. » Il est inutile de dire que j’avais appris cette particularité pendant mon séjour au bagne, où il arrivait chaque jour des nouvelles de tous les ports. « Comment ! s’écrie le brigadier, vous seriez Auguste…, le fils du père Duval, qui demeure à Lorient, sur la place, à côté de la Boule d’or ? » Je n’eus garde de dire le contraire : ce qui pouvait m’arriver de pis c’était d’être reconnu pour un forçat évadé. « Parbleu ! reprend le brigadier, je suis bien fâché de vous avoir arrêté…, mais maintenant il n’y a plus de remède…, il faut que je vous laisse conduire à Lorient ou à Saint-Malo. » Je le priai instamment de ne pas me diriger sur la première de ces deux villes, ne me souciant pas d’être confronté avec ma nouvelle famille, dans le cas où l’on voudrait constater l’identité du personnage.
Je passai sans obstacle à la grille ; je me trouvais dans Brest que je ne connaissais pas du tout, et la crainte que mon hésitation sur le chemin que je devais prendre, ne me fît remarquer, augmentait encore mes inquiétudes ; après mille tours et détours, j’arrivai enfin à la seule porte qu’eût la ville ; il y avait là toujours, à poste fixe, un ancien garde-chiourme, nommé Lachique, qui vous devinait un forçat au geste, à la tournure, à la physionomie ; et ce qui rendait ses observations plus faciles, c’est qu’un homme qui a passé quelque temps au bagne tire toujours involontairement la jambe par laquelle il a traîné le fer. Il fallait cependant passer devant ce redoutable personnage, qui fumait, qui fumait gravement, en fixant un œil d’aigle sur tout ce qui entrait ou sortait. J’avais été prévenu ; je payai d’effronterie ; arrivé devant Lachique, je déposai à ses pieds une cruche de lait de beurre, que j’avais achetée pour rendre mon déguisement plus complet. Chargeant alors ma pipe, je lui demandai du feu. Il s’empressa de m’en donner avec toute la courtoisie dont il était susceptible, et après que nous nous fûmes réciproquement lâché quelques bouffées de tabac dans la figure, je le quittai pour prendre la route qui se présentait devant moi.
Je la suivais depuis trois quarts d’heure, quand j’entendis les trois coups de canon qu’on tire pour annoncer l’évasion d’un forçat, afin d’avertir les paysans des environs qu’il y a une gratification de cent francs à gagner, pour celui qui saisira le fugitif. Je vis en effet beaucoup de gens armés de fusils ou de faux, courir la campagne, battant soigneusement le buisson, et jusqu’aux moindres touffes de genêt. Quelques laboureurs paraissaient même devoir emporter des armes par précaution, car j’en vis plusieurs quitter leur attelage avec un fusil qu’ils tiraient d’un sillon. Un de ces derniers passa tout près de moi dans un chemin de traverse que j’avais pris en entendant les coups de canon, mais il n’eut garde de me reconnaître ; j’étais d’abord vêtu fort proprement, et de plus mon chapeau, que la chaleur permettait de porter sous le bras, laissait voir des cheveux en queue, qui ne pouvaient appartenir à un forçat.
Je continuai à m’enfoncer dans l’intérieur des terres, évitant les villages et les habitations isolées. À la brune, je rencontrai deux femmes, auxquelles je demandai sur quelle route je me trouvais ; elles me répondirent dans un patois dont je ne compris pas un mot ; mais leur ayant montré de l’argent, en faisant signe que je désirais manger, elles me conduisirent à l’entrée d’un petit village, dans un cabaret tenu par… le garde champêtre, que je vis sous le manteau de la cheminée, revêtu des insignes de sa dignité. Je fus un instant démonté, mais, me remettant bientôt, je lui dis que je voulais parler au maire. – « C’est moi », dit un vieux paysan en bonnet de laine et en sabots, assis à une petite table, et mangeant de la galette de sarrasin. Nouveau désappointement pour moi, qui comptais bien m’esquiver dans le trajet du cabaret à la mairie. Il fallait cependant se tirer de là, de manière ou d’autre. Je dis au fonctionnaire en sabots, qu’ayant pris la traverse en partant de Morlaix pour Brest, je m’étais égaré ; je lui demandai en même temps à quelle distance je me trouvais de cette dernière ville, en témoignant le désir d’y aller coucher le soir même. – « Vous êtes à cinq lieues du pays de Brest, me dit-il : il est impossible que vous y arriviez ce soir : si vous voulez coucher ici, je vous donnerai place dans ma grange, et demain vous partirez avec la garde champêtre, qui va conduire un forçat évadé, que nous avons arrêté hier. »
Ces derniers mots renouvelèrent toutes mes terreurs ; car à la manière dont ils étaient prononcés, je vis que le maire n’avait pas pris mon histoire au pied de la lettre. J’acceptai néanmoins son offre obligeante ; mais après avoir soupé, au moment de gagner la grange, portant les mains à mes poches, je m’écriai avec toutes les démonstrations d’un homme désespéré : « Ah ! mon Dieu, j’ai oublié à Morlaix mon portefeuille où sont mes papiers, et huit doubles louis !… Il faut que je reparte tout de suite… oui, tout de suite ; mais comment retrouver la route ? .. Si le garde champêtre, qui doit connaître le pays, voulait m’accompagner ? .. Nous serions bien revenus demain pour partir à temps avec notre forçat. » Cette proposition écartait tous les soupçons, puisqu’un homme qui veut se sauver ne prend pas ordinairement la compagnie que je sollicitais ; d’un autre côté, le garde champêtre, entrevoyant une récompense, avait mis ses guêtres à mon premier mot. Nous partîmes donc, et au point du jour nous étions à Morlaix. Mon compagnon, que j’avais eu soin d’abreuver largement en route, était déjà bien conditionné ; je l’achevai avec du rhum, au premier bouchon que nous rencontrâmes en ville. Il y resta à m’attendre à table, ou plutôt sous la table, et il aura pu m’attendre longtemps.
À la première personne que je rencontre, je demande le chemin de Vannes ; on me l’indique tant bien que mal et je pars, comme dit le proverbe hollandais, avec la peur chaussée aux talons. Deux jours se passent sans encombre : le troisième, à quelques lieues de Guéméné, au détour de la route, je tombe sur deux gendarmes qui revenaient de la correspondance. L’aspect inattendu des culottes jaunes et des chapeaux bordés me trouble, je fais un mouvement pour fuir ; mes deux hommes me crient d’arrêter, en faisant le geste très significatif de prendre leur carabine au crochet ; ils arrivent à moi, je n’ai point de papiers à leur montrer, mais j’improvise une réponse au hasard : « Je me nomme Duval, né à Lorient, déserteur de la frégate la Cocarde, actuellement en rade à Saint-Malo. » Il est inutile de dire que j’avais appris cette particularité pendant mon séjour au bagne, où il arrivait chaque jour des nouvelles de tous les ports. « Comment ! s’écrie le brigadier, vous seriez Auguste…, le fils du père Duval, qui demeure à Lorient, sur la place, à côté de la Boule d’or ? » Je n’eus garde de dire le contraire : ce qui pouvait m’arriver de pis c’était d’être reconnu pour un forçat évadé. « Parbleu ! reprend le brigadier, je suis bien fâché de vous avoir arrêté…, mais maintenant il n’y a plus de remède…, il faut que je vous laisse conduire à Lorient ou à Saint-Malo. » Je le priai instamment de ne pas me diriger sur la première de ces deux villes, ne me souciant pas d’être confronté avec ma nouvelle famille, dans le cas où l’on voudrait constater l’identité du personnage.