Author: | PIERRE KROPOTKINE | ISBN: | 1230000203767 |
Publisher: | GILBERT TEROL | Publication: | December 19, 2013 |
Imprint: | Language: | French |
Author: | PIERRE KROPOTKINE |
ISBN: | 1230000203767 |
Publisher: | GILBERT TEROL |
Publication: | December 19, 2013 |
Imprint: | |
Language: | French |
La conception de la lutte pour l’existence comme facteur de l’évolution, introduite dans la science par Darwin et Wallace, nous a permis d’embrasser un vaste ensemble de phénomènes en une seule généralisation, qui devint bientôt la base même de nos spéculations philosophiques, biologiques et sociologiques. Une immense variété de faits : adaptations de fonction et de structure des êtres organisés à leur milieu ; évolution physiologique et anatomique ; progrès intellectuel et même développement moral, que nous expliquions autrefois par tant de causes différentes, furent réunis par Darwin en une seule conception générale. Il y reconnut un effort continu, une lutte contre les circonstances adverses, pour un développement des individus, des races, des espèces et des sociétés tendant à un maximum de plénitude, de variété et d’intensité de vie. Peut-être, au début, Darwin lui-même ne se rendait-il pas pleinement compte de l’importance générale du facteur qu’il invoqua d’abord pour expliquer une seule série de faits, relatifs à l’accumulation de variations individuelles à l’origine d’une espèce. Mais il prévoyait que le terme qu’il introduisait dans la science perdrait sa signification philosophique, la seule vraie, s’il était employé exclusivement dans son sens étroit — celui d’une lutte entre les individus isolés, pour la simple conservation de l’existence de chacun d’eux. Dans les premiers chapitres de son mémorable ouvrage il insistait déjà pour que le terme fût pris dans son « sens large et métaphorique, comprenant la dépendance des êtres entre eux, et comprenant aussi (ce qui est plus important) non seulement la vie de l’individu mais aussi le succès de sa progéniture. »
Bien que lui-même, pour les besoins de sa thèse spéciale, ait employé surtout le terme dans son sens étroit, il mettait ses continuateurs en garde contre l’erreur (qu’il semble avoir commise une fois lui-même) d’exagérer la portée de cette signification restreinte. Dans The Descent of Man il a écrit quelques pages puissantes pour en expliquer le sens propre, le sens large. Il y signale comment, dans d’innombrables sociétés animales, la lutte pour l’existence entre les individus isolés disparaît, comment la lutte est remplacée par la coopération, et comment cette substitution aboutit au développement de facultés intellectuelles et morales qui assurent à l’espèce les meilleures conditions de survie. Il déclare qu’en pareil cas les plus aptes ne sont pas les plus forts physiquement, ni les plus adroits, mais ceux qui apprennent à s’unir de façon à se soutenir mutuellement, les forts comme les faibles, pour la prospérité de la communauté. « Les communautés, écrit-il, qui renferment la plus grande proportion de membres le plus sympathiques les uns aux autres, prospèrent le mieux et élèvent le plus grand nombre de rejetons » (2e édit. anglaise, p. 163). L’idée de concurrence entre chacun et tous, née de l’étroite conception malthusienne, perdait ainsi son étroitesse dans l’esprit d’un observateur qui connaissait la nature.
Malheureusement ces remarques, qui auraient pu devenir la base de recherches très fécondes, étaient tenues dans l’ombre par la masse de faits que Darwin avait réunis dans le dessein de montrer les conséquences d’une réelle compétition pour la vie. En outre il n’essaya jamais de soumettre à une plus rigoureuse investigation l’importance relative des deux aspects sous lesquels se présente la lutte pour l’existence dans le monde animal, et il n’a jamais écrit l’ouvrage qu’il se proposait d’écrire sur les obstacles naturels à la surproduction animale, ouvrage qui eût été la pierre de touche de l’exacte valeur de la lutte individuelle. Bien plus, dans les pages même dont nous venons de parler, parmi des faits réfutant l’étroite conception malthusienne de la lutte, le vieux levain malthusien reparaît, par exemple, dans les remarques de Darwin sur les prétendus inconvénients à maintenir « les faibles d’esprit et de corps » dans nos sociétés civilisées (ch. v). Comme si des milliers de poètes, de savants, d’inventeurs, de réformateurs, faibles de corps ou infirmes, ainsi que d’autres milliers de soi-disant « fous » ou « enthousiastes, faibles d’esprit » n’étaient pas les armes les plus précieuses dont l’humanité ait fait usage dans sa lutte pour l’existence — armes intellectuelles et morales, comme Darwin lui-même l’a montré dans ces mêmes chapitres de Descent of Man.
La conception de la lutte pour l’existence comme facteur de l’évolution, introduite dans la science par Darwin et Wallace, nous a permis d’embrasser un vaste ensemble de phénomènes en une seule généralisation, qui devint bientôt la base même de nos spéculations philosophiques, biologiques et sociologiques. Une immense variété de faits : adaptations de fonction et de structure des êtres organisés à leur milieu ; évolution physiologique et anatomique ; progrès intellectuel et même développement moral, que nous expliquions autrefois par tant de causes différentes, furent réunis par Darwin en une seule conception générale. Il y reconnut un effort continu, une lutte contre les circonstances adverses, pour un développement des individus, des races, des espèces et des sociétés tendant à un maximum de plénitude, de variété et d’intensité de vie. Peut-être, au début, Darwin lui-même ne se rendait-il pas pleinement compte de l’importance générale du facteur qu’il invoqua d’abord pour expliquer une seule série de faits, relatifs à l’accumulation de variations individuelles à l’origine d’une espèce. Mais il prévoyait que le terme qu’il introduisait dans la science perdrait sa signification philosophique, la seule vraie, s’il était employé exclusivement dans son sens étroit — celui d’une lutte entre les individus isolés, pour la simple conservation de l’existence de chacun d’eux. Dans les premiers chapitres de son mémorable ouvrage il insistait déjà pour que le terme fût pris dans son « sens large et métaphorique, comprenant la dépendance des êtres entre eux, et comprenant aussi (ce qui est plus important) non seulement la vie de l’individu mais aussi le succès de sa progéniture. »
Bien que lui-même, pour les besoins de sa thèse spéciale, ait employé surtout le terme dans son sens étroit, il mettait ses continuateurs en garde contre l’erreur (qu’il semble avoir commise une fois lui-même) d’exagérer la portée de cette signification restreinte. Dans The Descent of Man il a écrit quelques pages puissantes pour en expliquer le sens propre, le sens large. Il y signale comment, dans d’innombrables sociétés animales, la lutte pour l’existence entre les individus isolés disparaît, comment la lutte est remplacée par la coopération, et comment cette substitution aboutit au développement de facultés intellectuelles et morales qui assurent à l’espèce les meilleures conditions de survie. Il déclare qu’en pareil cas les plus aptes ne sont pas les plus forts physiquement, ni les plus adroits, mais ceux qui apprennent à s’unir de façon à se soutenir mutuellement, les forts comme les faibles, pour la prospérité de la communauté. « Les communautés, écrit-il, qui renferment la plus grande proportion de membres le plus sympathiques les uns aux autres, prospèrent le mieux et élèvent le plus grand nombre de rejetons » (2e édit. anglaise, p. 163). L’idée de concurrence entre chacun et tous, née de l’étroite conception malthusienne, perdait ainsi son étroitesse dans l’esprit d’un observateur qui connaissait la nature.
Malheureusement ces remarques, qui auraient pu devenir la base de recherches très fécondes, étaient tenues dans l’ombre par la masse de faits que Darwin avait réunis dans le dessein de montrer les conséquences d’une réelle compétition pour la vie. En outre il n’essaya jamais de soumettre à une plus rigoureuse investigation l’importance relative des deux aspects sous lesquels se présente la lutte pour l’existence dans le monde animal, et il n’a jamais écrit l’ouvrage qu’il se proposait d’écrire sur les obstacles naturels à la surproduction animale, ouvrage qui eût été la pierre de touche de l’exacte valeur de la lutte individuelle. Bien plus, dans les pages même dont nous venons de parler, parmi des faits réfutant l’étroite conception malthusienne de la lutte, le vieux levain malthusien reparaît, par exemple, dans les remarques de Darwin sur les prétendus inconvénients à maintenir « les faibles d’esprit et de corps » dans nos sociétés civilisées (ch. v). Comme si des milliers de poètes, de savants, d’inventeurs, de réformateurs, faibles de corps ou infirmes, ainsi que d’autres milliers de soi-disant « fous » ou « enthousiastes, faibles d’esprit » n’étaient pas les armes les plus précieuses dont l’humanité ait fait usage dans sa lutte pour l’existence — armes intellectuelles et morales, comme Darwin lui-même l’a montré dans ces mêmes chapitres de Descent of Man.