Les Deux Étoiles

Fiction & Literature, Historical
Cover of the book Les Deux Étoiles by THÉOPHILE GAUTIER, GILBERT TEROL
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Author: THÉOPHILE GAUTIER ISBN: 1230000211807
Publisher: GILBERT TEROL Publication: January 22, 2014
Imprint: Language: French
Author: THÉOPHILE GAUTIER
ISBN: 1230000211807
Publisher: GILBERT TEROL
Publication: January 22, 2014
Imprint:
Language: French

Une pâle aurore de novembre encore mal éveillée se frottait les yeux derrière une courtine de nuages grisâtres, et déjà le digne hôtelier Geordie se tenait debout sur le seuil de son auberge, les bras aussi croisés que le permettait un abdomen plus que majestueux, qui témoignait on ne peut plus favorablement de la cuisine du Lion Rouge.

Il avait l’air profondément tranquille d’un aubergiste qui, étant unique, se sent maître de la situation et ne craint pas que les voyageurs puissent lui échapper, car le Lion-Rouge était en ce temps-là la seule hôtellerie de Folkstone.

Folkstone, au temps où se passait l’histoire que nous entreprenons de raconter, n’était qu’un petit village dont les maisons de briques jaunes et de planches goudronnées s’échelonnaient un peu au hasard sur la pente qui, de la montagne, descend à la mer.

La maison de Geordie était une des plus belles, sinon la plus belle de Folkstone. À l’angle du bâtiment, du bout d’une volute de fer élégamment contournée, se balançait à la brise de mer le lion rouge découpé en tôle, dont les vapeurs salines de l’Océan nécessitaient de raviver fréquemment les couleurs, et qui, repeint depuis peu, flamboyait aussi fièrement qu’un lion de gueule sur champ d’or dans un manuel héraldique.

Geordie rêvait, mais les rêves qu’il faisait n’avaient rien de poétique. Il supputait dans sa tête les bénéfices du mois qui venait de s’écouler, et, comme ils dépassaient de quelques guinées le gain des mois précédents, Geordie pensait que si cette augmentation se soutenait, il pourrait, dans peu de temps, acheter cette pièce de terre dont il avait une si grande envie et qui faisait dans ses domaines un angle si désagréable.

Il en était là de sa rêverie, lorsqu’un individu de mine assez farouche, planté devant lui depuis quelques minutes, mais que sa préoccupation l’empêchait d’apercevoir, ne trouvant sans doute d’autres moyens de se faire remarquer, lui appliqua sur le ventre une de ces tapes que les hommes osseux et maigres se plaisent à donner aux hommes obèses, par ironie ou par vengeance.

Révolté de cette familiarité de mauvais goût, qui lui était particulièrement désagréable et qu’il supportait à peine de ses intimes et de ses plus riches pratiques, Geordie fit un saut en arrière avec une assez grande légèreté pour un homme de sa corpulence, et, voyant son agresseur couvert de vêtements qui étaient loin d’annoncer la richesse, il fit ce calcul mental : Voilà un drôle qui consommera tout au plus une tranche de bœuf avec une pinte de demi-bière et un verre de wiskey, et qui est insolent comme un seigneur soupant d’une fine poularde arrosée de claret et de vin de Champagne. Je ne risque qu’un shilling et quelques pences à lui dire son fait.

— Eh bien ! animal, butor, bête brute, homme sans éducation, s’écria Geordie après le raisonnement que nous venons de transcrire, est-ce ainsi que l’on entre en conversation avec des gens comme il faut ? Je ne fais pas mes compliments à ceux qui vous ont élevé.

— Là, là, calmez-vous, gros homme ; est-ce que je pouvais rester devant vous fiché en terre comme un pieu jusqu’au jugement dernier ? J’avais toussé trois fois, je vous avais appelé deux fois par votre nom, maître Geordie, et vous ne bougiez non plus qu’un muid ; il fallait bien que je fisse sentir ma présence, répondit l’individu qui venait de frapper sur la panse à la Falstaff du digne hôtelier d’un ton railleur, où ne perçaient nulle crainte et nul repentir.

— Vous pouviez vous faire apercevoir d’une façon plus délicate, reprit maître Geordie d’un ton indigné encore, mais où la parole ferme et le regard assuré de l’inconnu glissaient déjà une note plus timide.

— Allons, éléphant hospitalier, désobstruez votre seuil si vous voulez que je passe et que je pénètre dans la salle de l’hôtel du Lion-Rouge, le meilleur et le seul de Folkstone.

Maître Geordie, qui connaissait le cœur humain et l’aspect piteux que donne à la physionomie la conscience d’une bourse vide, jugea, à l’aplomb de l’inconnu, à la liberté de ses manières, que, malgré ses humbles vêtements, il devait posséder une certaine aisance et se faire apporter une bouteille de vin de France, ou tout au moins une rôtie au vin de Canarie, et, faisant le sacrifice temporaire de sa dignité, il s’effaça de son mieux et laissa entrer son agresseur dans la maison.

La salle à manger du Lion-Rouge, qu’éclairaient quatre de ces fenêtres à châssis mûs par des contrepoids et appelées fenêtres à guillotine depuis l’invention de ce philanthropique instrument, était divisée en plusieurs compartiments de bois assez semblables à des cabinets particuliers et rappelant la forme et la disposition des boxes d’écurie, car l’Anglais aime tant à être isolé, qu’il se sent mal à l’aise sous les regards et qu’il faut lui créer une séparation, une espèce de chez-lui, même sur le terrain neutre d’une salle commune de taverne.

Entre ces deux rangs de boxes s’allongeait une allée poudrée de fin sablon jaune qui aboutissait à un comptoir triomphal de bois des îles incrusté d’ornements de cuivre, sur lequel étincelaient des rangées de mesures d’étain et de pots au couvercle de métal poli, clair comme de l’argent.

Une glace étroite enfermée dans un cadre de bois miroitait derrière le comptoir, où, à la portée de la main de l’hôtesse, venaient s’ajuster une multitude de robinets terminant des tuyaux qui correspondaient dans la cave à autant de tonneaux de bière et de liquides d’espèces différentes.

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Une pâle aurore de novembre encore mal éveillée se frottait les yeux derrière une courtine de nuages grisâtres, et déjà le digne hôtelier Geordie se tenait debout sur le seuil de son auberge, les bras aussi croisés que le permettait un abdomen plus que majestueux, qui témoignait on ne peut plus favorablement de la cuisine du Lion Rouge.

Il avait l’air profondément tranquille d’un aubergiste qui, étant unique, se sent maître de la situation et ne craint pas que les voyageurs puissent lui échapper, car le Lion-Rouge était en ce temps-là la seule hôtellerie de Folkstone.

Folkstone, au temps où se passait l’histoire que nous entreprenons de raconter, n’était qu’un petit village dont les maisons de briques jaunes et de planches goudronnées s’échelonnaient un peu au hasard sur la pente qui, de la montagne, descend à la mer.

La maison de Geordie était une des plus belles, sinon la plus belle de Folkstone. À l’angle du bâtiment, du bout d’une volute de fer élégamment contournée, se balançait à la brise de mer le lion rouge découpé en tôle, dont les vapeurs salines de l’Océan nécessitaient de raviver fréquemment les couleurs, et qui, repeint depuis peu, flamboyait aussi fièrement qu’un lion de gueule sur champ d’or dans un manuel héraldique.

Geordie rêvait, mais les rêves qu’il faisait n’avaient rien de poétique. Il supputait dans sa tête les bénéfices du mois qui venait de s’écouler, et, comme ils dépassaient de quelques guinées le gain des mois précédents, Geordie pensait que si cette augmentation se soutenait, il pourrait, dans peu de temps, acheter cette pièce de terre dont il avait une si grande envie et qui faisait dans ses domaines un angle si désagréable.

Il en était là de sa rêverie, lorsqu’un individu de mine assez farouche, planté devant lui depuis quelques minutes, mais que sa préoccupation l’empêchait d’apercevoir, ne trouvant sans doute d’autres moyens de se faire remarquer, lui appliqua sur le ventre une de ces tapes que les hommes osseux et maigres se plaisent à donner aux hommes obèses, par ironie ou par vengeance.

Révolté de cette familiarité de mauvais goût, qui lui était particulièrement désagréable et qu’il supportait à peine de ses intimes et de ses plus riches pratiques, Geordie fit un saut en arrière avec une assez grande légèreté pour un homme de sa corpulence, et, voyant son agresseur couvert de vêtements qui étaient loin d’annoncer la richesse, il fit ce calcul mental : Voilà un drôle qui consommera tout au plus une tranche de bœuf avec une pinte de demi-bière et un verre de wiskey, et qui est insolent comme un seigneur soupant d’une fine poularde arrosée de claret et de vin de Champagne. Je ne risque qu’un shilling et quelques pences à lui dire son fait.

— Eh bien ! animal, butor, bête brute, homme sans éducation, s’écria Geordie après le raisonnement que nous venons de transcrire, est-ce ainsi que l’on entre en conversation avec des gens comme il faut ? Je ne fais pas mes compliments à ceux qui vous ont élevé.

— Là, là, calmez-vous, gros homme ; est-ce que je pouvais rester devant vous fiché en terre comme un pieu jusqu’au jugement dernier ? J’avais toussé trois fois, je vous avais appelé deux fois par votre nom, maître Geordie, et vous ne bougiez non plus qu’un muid ; il fallait bien que je fisse sentir ma présence, répondit l’individu qui venait de frapper sur la panse à la Falstaff du digne hôtelier d’un ton railleur, où ne perçaient nulle crainte et nul repentir.

— Vous pouviez vous faire apercevoir d’une façon plus délicate, reprit maître Geordie d’un ton indigné encore, mais où la parole ferme et le regard assuré de l’inconnu glissaient déjà une note plus timide.

— Allons, éléphant hospitalier, désobstruez votre seuil si vous voulez que je passe et que je pénètre dans la salle de l’hôtel du Lion-Rouge, le meilleur et le seul de Folkstone.

Maître Geordie, qui connaissait le cœur humain et l’aspect piteux que donne à la physionomie la conscience d’une bourse vide, jugea, à l’aplomb de l’inconnu, à la liberté de ses manières, que, malgré ses humbles vêtements, il devait posséder une certaine aisance et se faire apporter une bouteille de vin de France, ou tout au moins une rôtie au vin de Canarie, et, faisant le sacrifice temporaire de sa dignité, il s’effaça de son mieux et laissa entrer son agresseur dans la maison.

La salle à manger du Lion-Rouge, qu’éclairaient quatre de ces fenêtres à châssis mûs par des contrepoids et appelées fenêtres à guillotine depuis l’invention de ce philanthropique instrument, était divisée en plusieurs compartiments de bois assez semblables à des cabinets particuliers et rappelant la forme et la disposition des boxes d’écurie, car l’Anglais aime tant à être isolé, qu’il se sent mal à l’aise sous les regards et qu’il faut lui créer une séparation, une espèce de chez-lui, même sur le terrain neutre d’une salle commune de taverne.

Entre ces deux rangs de boxes s’allongeait une allée poudrée de fin sablon jaune qui aboutissait à un comptoir triomphal de bois des îles incrusté d’ornements de cuivre, sur lequel étincelaient des rangées de mesures d’étain et de pots au couvercle de métal poli, clair comme de l’argent.

Une glace étroite enfermée dans un cadre de bois miroitait derrière le comptoir, où, à la portée de la main de l’hôtesse, venaient s’ajuster une multitude de robinets terminant des tuyaux qui correspondaient dans la cave à autant de tonneaux de bière et de liquides d’espèces différentes.

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