Journal d’un curé de campagne

Fiction & Literature, Literary
Cover of the book Journal d’un curé de campagne by GEORGES BERNANOS, GILBERT TEROL
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Author: GEORGES BERNANOS ISBN: 1230003025949
Publisher: GILBERT TEROL Publication: January 9, 2019
Imprint: Language: French
Author: GEORGES BERNANOS
ISBN: 1230003025949
Publisher: GILBERT TEROL
Publication: January 9, 2019
Imprint:
Language: French

Car je ne luttais pas contre la peur, mais contre un nombre, en apparence infini, de peurs — une peur pour chaque fibre, une multitude de peurs. Et lorsque je fermais les yeux, que j’essayais de concentrer ma pensée, il me semblait entendre ce chuchotement comme d’une foule immense, invisible, tapie au fond de mon angoisse, ainsi que dans la plus profonde nuit.

La sueur ruisselait de mon front, de mes mains. J’ai fini par sortir. Le froid de la rue m’a pris. Je marchais vite. Je crois que si j’avais souffert, j’aurais pu me prendre en pitié, pleurer sur moi, sur mon malheur. Mais je ne sentais qu’une légèreté incompréhensible. Ma stupeur, au contact de cette foule bruyante, ressemblait au saisissement de la joie. Elle me donnait des ailes.

J’ai trouvé cinq francs dans la poche de ma douillette. Je les avais mis là pour le chauffeur de M. Bigre, j’ai oublié de les lui donner. Je me suis fait servir du café noir et l’un de ces petits pains dont j’avais senti l’odeur. La patronne de l’estaminet s’appelle Mme Duplouy, elle est la veuve d’un maçon jadis établi à Torcy. Depuis un moment elle m’observait à la dérobée du haut de son comptoir, par-dessus la cloison de l’arrière-salle. Elle est venue s’asseoir auprès de moi, m’a regardé manger. « À votre âge, me dit-elle, on dévore. » J’ai dû accepter du beurre, de ce beurre des Flandres, qui sent la noisette. L’unique fils de Mme Duplouy est mort de la tuberculose et sa petite fille d’une méningite, à vingt mois. Elle-même souffre du diabète, ses jambes sont enflées, mais elle ne peut trouver d’acheteur à cet estaminet, où il ne vient personne. Je l’ai consolée de mon mieux. La résignation de tous ces gens me fait honte. Elle semble d’abord n’avoir rien de surnaturel, parce qu’ils l’expriment dans leur langage, et que ce langage n’est plus chrétien. Autant dire qu’ils ne l’expriment pas, qu’ils ne s’expriment plus eux-mêmes. Ils s’en tirent avec des proverbes et des phrases de journaux.

Apprenant que je ne reprendrais le train que ce soir, Mme Duplouy a bien voulu mettre à ma disposition l’arrière-salle. « Comme ça, dit-elle, vous pourrez continuer à écrire tranquillement votre sermon. » J’ai eu beaucoup de peine à l’empêcher d’allumer le poêle (je grelotte encore un peu). « Dans ma jeunesse, a-t-elle dit, les prêtres se nourrissaient trop, avaient trop de sang. Aujourd’hui vous êtes plus maigres que des chats perdus. » Je crois qu’elle s’est méprise sur la grimace que j’ai faite, car elle a précipitamment ajouté : « Les commencements sont toujours durs. N’importe ! À votre âge, on a toute la vie devant soi. »

J’ai ouvert la bouche pour répondre et… je n’ai pas compris d’abord. Oui, avant même d’avoir rien résolu, pensé à rien, je savais que je garderais le silence. Garder le silence, quel mot étrange ! C’est le silence qui nous garde.

(Mon Dieu, vous l’avez voulu ainsi, j’ai reconnu votre main. J’ai cru la sentir sur mes lèvres.)

Mme Duplouy m’a quitté pour reprendre sa place au comptoir. Il venait d’entrer du monde, des ouvriers qui cassaient la croûte, l’un d’eux m’a vu par-dessus la cloison, et ses camarades ont éclaté de rire. Le bruit qu’ils font ne me trouble pas, au contraire. Le silence intérieur — celui que Dieu bénit — ne m’a jamais isolé des êtres. Il me semble qu’ils y entrent, je les reçois ainsi qu’au seuil de ma demeure. Et ils y viennent sans doute, ils y viennent à leur insu. Hélas ! je ne puis leur offrir qu’un refuge précaire ! Mais j’imagine le silence de certaines âmes comme d’immenses lieux d’asile. Les pauvres pécheurs, à bout de forces, y entrent à tâtons, s’y endorment, et repartent consolés sans garder aucun souvenir du grand temple invisible où ils ont déposé un moment leur fardeau.

Évidemment, il est un peu sot d’évoquer l’un des plus mystérieux aspects de la Communion des Saints à propos de cette résolution que je viens de prendre et qui aurait pu aussi bien m’être dictée par la seule prudence humaine. Ce n’est pas ma faute si je dépends toujours de l’inspiration du moment, ou plutôt, à vrai dire, d’un mouvement de cette douce pitié de Dieu, à laquelle je m’abandonne. Bref, j’ai compris tout à coup que depuis ma visite au docteur je brûlais de confier mon secret, d’en partager l’amertume avec quelqu’un. Et j’ai compris aussi que pour retrouver le calme, il suffisait de me taire.

Mon malheur n’a rien d’étrange. Aujourd’hui des centaines, des milliers d’hommes peut-être, à travers le monde, entendront prononcer un tel arrêt, avec la même stupeur. Parmi eux je suis probablement l’un des moins capables de maîtriser une première impulsion, je connais trop ma faiblesse. Mais l’expérience m’a aussi appris que je tenais de ma mère, et sans doute de beaucoup d’autres pauvres femmes de ma race, une sorte d’endurance presque irrésistible à la longue, parce qu’elle ne tente pas de se mesurer avec la douleur, elle se glisse au dedans, elle en fait peu à peu une habitude — notre force est là. Sinon, comment expliquer l’acharnement à vivre de tant de malheureuses dont l’effrayante patience finit par épuiser l’ingratitude et l’injustice du mari, des enfants, des proches — ô nourricières des misérables !

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Car je ne luttais pas contre la peur, mais contre un nombre, en apparence infini, de peurs — une peur pour chaque fibre, une multitude de peurs. Et lorsque je fermais les yeux, que j’essayais de concentrer ma pensée, il me semblait entendre ce chuchotement comme d’une foule immense, invisible, tapie au fond de mon angoisse, ainsi que dans la plus profonde nuit.

La sueur ruisselait de mon front, de mes mains. J’ai fini par sortir. Le froid de la rue m’a pris. Je marchais vite. Je crois que si j’avais souffert, j’aurais pu me prendre en pitié, pleurer sur moi, sur mon malheur. Mais je ne sentais qu’une légèreté incompréhensible. Ma stupeur, au contact de cette foule bruyante, ressemblait au saisissement de la joie. Elle me donnait des ailes.

J’ai trouvé cinq francs dans la poche de ma douillette. Je les avais mis là pour le chauffeur de M. Bigre, j’ai oublié de les lui donner. Je me suis fait servir du café noir et l’un de ces petits pains dont j’avais senti l’odeur. La patronne de l’estaminet s’appelle Mme Duplouy, elle est la veuve d’un maçon jadis établi à Torcy. Depuis un moment elle m’observait à la dérobée du haut de son comptoir, par-dessus la cloison de l’arrière-salle. Elle est venue s’asseoir auprès de moi, m’a regardé manger. « À votre âge, me dit-elle, on dévore. » J’ai dû accepter du beurre, de ce beurre des Flandres, qui sent la noisette. L’unique fils de Mme Duplouy est mort de la tuberculose et sa petite fille d’une méningite, à vingt mois. Elle-même souffre du diabète, ses jambes sont enflées, mais elle ne peut trouver d’acheteur à cet estaminet, où il ne vient personne. Je l’ai consolée de mon mieux. La résignation de tous ces gens me fait honte. Elle semble d’abord n’avoir rien de surnaturel, parce qu’ils l’expriment dans leur langage, et que ce langage n’est plus chrétien. Autant dire qu’ils ne l’expriment pas, qu’ils ne s’expriment plus eux-mêmes. Ils s’en tirent avec des proverbes et des phrases de journaux.

Apprenant que je ne reprendrais le train que ce soir, Mme Duplouy a bien voulu mettre à ma disposition l’arrière-salle. « Comme ça, dit-elle, vous pourrez continuer à écrire tranquillement votre sermon. » J’ai eu beaucoup de peine à l’empêcher d’allumer le poêle (je grelotte encore un peu). « Dans ma jeunesse, a-t-elle dit, les prêtres se nourrissaient trop, avaient trop de sang. Aujourd’hui vous êtes plus maigres que des chats perdus. » Je crois qu’elle s’est méprise sur la grimace que j’ai faite, car elle a précipitamment ajouté : « Les commencements sont toujours durs. N’importe ! À votre âge, on a toute la vie devant soi. »

J’ai ouvert la bouche pour répondre et… je n’ai pas compris d’abord. Oui, avant même d’avoir rien résolu, pensé à rien, je savais que je garderais le silence. Garder le silence, quel mot étrange ! C’est le silence qui nous garde.

(Mon Dieu, vous l’avez voulu ainsi, j’ai reconnu votre main. J’ai cru la sentir sur mes lèvres.)

Mme Duplouy m’a quitté pour reprendre sa place au comptoir. Il venait d’entrer du monde, des ouvriers qui cassaient la croûte, l’un d’eux m’a vu par-dessus la cloison, et ses camarades ont éclaté de rire. Le bruit qu’ils font ne me trouble pas, au contraire. Le silence intérieur — celui que Dieu bénit — ne m’a jamais isolé des êtres. Il me semble qu’ils y entrent, je les reçois ainsi qu’au seuil de ma demeure. Et ils y viennent sans doute, ils y viennent à leur insu. Hélas ! je ne puis leur offrir qu’un refuge précaire ! Mais j’imagine le silence de certaines âmes comme d’immenses lieux d’asile. Les pauvres pécheurs, à bout de forces, y entrent à tâtons, s’y endorment, et repartent consolés sans garder aucun souvenir du grand temple invisible où ils ont déposé un moment leur fardeau.

Évidemment, il est un peu sot d’évoquer l’un des plus mystérieux aspects de la Communion des Saints à propos de cette résolution que je viens de prendre et qui aurait pu aussi bien m’être dictée par la seule prudence humaine. Ce n’est pas ma faute si je dépends toujours de l’inspiration du moment, ou plutôt, à vrai dire, d’un mouvement de cette douce pitié de Dieu, à laquelle je m’abandonne. Bref, j’ai compris tout à coup que depuis ma visite au docteur je brûlais de confier mon secret, d’en partager l’amertume avec quelqu’un. Et j’ai compris aussi que pour retrouver le calme, il suffisait de me taire.

Mon malheur n’a rien d’étrange. Aujourd’hui des centaines, des milliers d’hommes peut-être, à travers le monde, entendront prononcer un tel arrêt, avec la même stupeur. Parmi eux je suis probablement l’un des moins capables de maîtriser une première impulsion, je connais trop ma faiblesse. Mais l’expérience m’a aussi appris que je tenais de ma mère, et sans doute de beaucoup d’autres pauvres femmes de ma race, une sorte d’endurance presque irrésistible à la longue, parce qu’elle ne tente pas de se mesurer avec la douleur, elle se glisse au dedans, elle en fait peu à peu une habitude — notre force est là. Sinon, comment expliquer l’acharnement à vivre de tant de malheureuses dont l’effrayante patience finit par épuiser l’ingratitude et l’injustice du mari, des enfants, des proches — ô nourricières des misérables !

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