Author: | FREDOR DOSTOIEVSKI | ISBN: | 1230002735771 |
Publisher: | GILBERT TEROL | Publication: | October 24, 2018 |
Imprint: | Language: | French |
Author: | FREDOR DOSTOIEVSKI |
ISBN: | 1230002735771 |
Publisher: | GILBERT TEROL |
Publication: | October 24, 2018 |
Imprint: | |
Language: | French |
« Honneur et gloire au jeune poëte dont la muse aime les locataires des mansardes et des caves, et dit d’eux aux habitants des palais dorés : Ce sont aussi des hommes, ce sont vos frères ! » C’est en ces termes que Biélinsky saluait en 1846 l’apparition des Pauvres Gens, et certes l’enthousiasme du grand critique russe n’avait rien que de légitime : pour un début, Dostoïevski venait de s’affirmer comme un maître : à vingt-cinq ans, à l’âge où tant d’écrivains, même heureusement doués, se cherchent encore, il s’étaient soudain révélé, sinon dans toute la plénitude de sa puissante personnalité, du moins avec ce qui devait en rester toujours le trait le plus significatif : son ardente et contagieuse sympathie pour les obscurs vaincus de la vie, ceux que lui-même a appelés plus tard les « humiliés » et les « offensés ».
N’exagérons rien toutefois, et que notre admiration pour Dostoïevski ne nous rende pas injustes à l’égard de son précurseur, car il en eut un. Quelque originalité qui éclate dans les Pauvres Gens, on ne peut dire de ce livre : proles sine matre creata ! C’est Gogol, il ne faut pas l’oublier, qui, par son immortelle création d’Akakii Akakiévitch, a le premier appelé l’intérêt sur le petit tchinovnik, et montré un être humain dans ce grotesque voué exclusivement jusqu’alors aux sarcasmes des écrivains humoristiques. Œuvre éminemment suggestive, le Manteau a exercé une influence considérable sur le mouvement de la littérature russe ; nombre de romanciers y ont puise des inspirations, et il est visible que le souvenir de cette nouvelle a hanté avec persistance l’imagination de Dostoïevski pendant qu’il écrivait ses Pauvres Gens.
Mais combien notre auteur a élargi, amplifié, idéalisé, la vision de son devancier ! Commencée dans Gogol par la souffrance, la réhabilitation de l’employé s’achève dans Dostoïevski par le dévouement. Akakii Akakiévitch est une figure assez insignifiante en somme ; il n’a d’intéressant que son infortune et serait profondément ridicule s’il n’était profondément malheureux. Sans doute Makar Diévouchkine, le héros des Pauvres Gens, est à plaindre aussi ; mais en même temps qu’on le plaint, en l’admire, car cet être si chétif, si dénué, offre dans son humble personne comme un résumé de toute la bonté humaine. Charitable jusqu’à l’abnégation, en le voit en toute occasion se priver du nécessaire pour venir en aide à de plus besogneux que lui. La misère, trop souvent cause et excuse de l’égoïsme, n’a fait que surexciter dans cette nature exceptionnelle l’essor des sentiments altruistes.
L’élévation morale nous frappe d’autant plus chez Makar Diévouchkine, qu’elle s’allie bizarrement à un esprit inculte. L’intelligence du pauvre homme est resté à l’état rudimentaire ; sa philosophie est enfantine, ses jugements littéraires sont d’une innocence qui fait sourire ; jamais ses idées ne dépassent le niveau de la banalité la plus plate, et il n’a pour les exprimer qu’un vocabulaire incertain dont il ne sait même pas se servir congrûment : tout en lui est médiocre, excepté le cœur.
Ce qui achève de caractériser le principal personnage des Pauvres Gens, c’est son humeur soumise et résignée, alors que toutes les circonstances extérieures devraient, ce semble, faire de lui un révolté. Phénomène drolatique ou touchant, comme on voudra, — il n’y a pas plus conservateur que ce pauvre diable qui n’a rien du tout à conserver. Loin de maudire la société dont il est un des parias, il l’accepte telle qu’elle est, satisfait du rang infime qu’il y occupe. Si parfois lui échappe une timide protestation contre les injustices de l’ordre social, ce n’est point parce qu’il en souffre, mais parce qu’elles font souffrir ceux qu’il aime, et encore ce léger mouvement de révolte, il se le reproche aussitôt comme un crime. C’en est un, en effet, aux yeux de ce chrétien qui voit dans toutes les choses humaines l’accomplissement d’un décret providentiel. Pourquoi s’irriter de l’inégalité des conditions, puisque chacun tient de la volonté divine sa place ici-bas ? « Celui-ci est destiné à porter les épaulettes de général, celui-là à servir comme conseiller titulaire ; tel a pour lot le commandement, tel l’obéissance craintive et silencieuse. Cela est réglé suivant les capacités de l’homme ; l’un est propre à une chose, l’autre à une autre, et les capacités sont données par Dieu lui-même. » Ainsi pense Makar Diévouchkine ; il se représente le monde comme une immense administration où chacun est molesté par son supérieur, et moleste son inférieur ; autrement, remarque-t-il, il n’y aurait pas d’ordre. Cette résignation, cette passivité si étonnante pour nous autres Occidentaux, est un trait ethnique plus encore qu’une particularité individuelle ; par-là Makar Diévouchkine se montre vraiment Russe, il est bien le congénère de ce paysan dont parle Golovino, qui, battu par son seigneur, disait : « Le Christ a souffert et nous a ordonné de souffrir. »
« Honneur et gloire au jeune poëte dont la muse aime les locataires des mansardes et des caves, et dit d’eux aux habitants des palais dorés : Ce sont aussi des hommes, ce sont vos frères ! » C’est en ces termes que Biélinsky saluait en 1846 l’apparition des Pauvres Gens, et certes l’enthousiasme du grand critique russe n’avait rien que de légitime : pour un début, Dostoïevski venait de s’affirmer comme un maître : à vingt-cinq ans, à l’âge où tant d’écrivains, même heureusement doués, se cherchent encore, il s’étaient soudain révélé, sinon dans toute la plénitude de sa puissante personnalité, du moins avec ce qui devait en rester toujours le trait le plus significatif : son ardente et contagieuse sympathie pour les obscurs vaincus de la vie, ceux que lui-même a appelés plus tard les « humiliés » et les « offensés ».
N’exagérons rien toutefois, et que notre admiration pour Dostoïevski ne nous rende pas injustes à l’égard de son précurseur, car il en eut un. Quelque originalité qui éclate dans les Pauvres Gens, on ne peut dire de ce livre : proles sine matre creata ! C’est Gogol, il ne faut pas l’oublier, qui, par son immortelle création d’Akakii Akakiévitch, a le premier appelé l’intérêt sur le petit tchinovnik, et montré un être humain dans ce grotesque voué exclusivement jusqu’alors aux sarcasmes des écrivains humoristiques. Œuvre éminemment suggestive, le Manteau a exercé une influence considérable sur le mouvement de la littérature russe ; nombre de romanciers y ont puise des inspirations, et il est visible que le souvenir de cette nouvelle a hanté avec persistance l’imagination de Dostoïevski pendant qu’il écrivait ses Pauvres Gens.
Mais combien notre auteur a élargi, amplifié, idéalisé, la vision de son devancier ! Commencée dans Gogol par la souffrance, la réhabilitation de l’employé s’achève dans Dostoïevski par le dévouement. Akakii Akakiévitch est une figure assez insignifiante en somme ; il n’a d’intéressant que son infortune et serait profondément ridicule s’il n’était profondément malheureux. Sans doute Makar Diévouchkine, le héros des Pauvres Gens, est à plaindre aussi ; mais en même temps qu’on le plaint, en l’admire, car cet être si chétif, si dénué, offre dans son humble personne comme un résumé de toute la bonté humaine. Charitable jusqu’à l’abnégation, en le voit en toute occasion se priver du nécessaire pour venir en aide à de plus besogneux que lui. La misère, trop souvent cause et excuse de l’égoïsme, n’a fait que surexciter dans cette nature exceptionnelle l’essor des sentiments altruistes.
L’élévation morale nous frappe d’autant plus chez Makar Diévouchkine, qu’elle s’allie bizarrement à un esprit inculte. L’intelligence du pauvre homme est resté à l’état rudimentaire ; sa philosophie est enfantine, ses jugements littéraires sont d’une innocence qui fait sourire ; jamais ses idées ne dépassent le niveau de la banalité la plus plate, et il n’a pour les exprimer qu’un vocabulaire incertain dont il ne sait même pas se servir congrûment : tout en lui est médiocre, excepté le cœur.
Ce qui achève de caractériser le principal personnage des Pauvres Gens, c’est son humeur soumise et résignée, alors que toutes les circonstances extérieures devraient, ce semble, faire de lui un révolté. Phénomène drolatique ou touchant, comme on voudra, — il n’y a pas plus conservateur que ce pauvre diable qui n’a rien du tout à conserver. Loin de maudire la société dont il est un des parias, il l’accepte telle qu’elle est, satisfait du rang infime qu’il y occupe. Si parfois lui échappe une timide protestation contre les injustices de l’ordre social, ce n’est point parce qu’il en souffre, mais parce qu’elles font souffrir ceux qu’il aime, et encore ce léger mouvement de révolte, il se le reproche aussitôt comme un crime. C’en est un, en effet, aux yeux de ce chrétien qui voit dans toutes les choses humaines l’accomplissement d’un décret providentiel. Pourquoi s’irriter de l’inégalité des conditions, puisque chacun tient de la volonté divine sa place ici-bas ? « Celui-ci est destiné à porter les épaulettes de général, celui-là à servir comme conseiller titulaire ; tel a pour lot le commandement, tel l’obéissance craintive et silencieuse. Cela est réglé suivant les capacités de l’homme ; l’un est propre à une chose, l’autre à une autre, et les capacités sont données par Dieu lui-même. » Ainsi pense Makar Diévouchkine ; il se représente le monde comme une immense administration où chacun est molesté par son supérieur, et moleste son inférieur ; autrement, remarque-t-il, il n’y aurait pas d’ordre. Cette résignation, cette passivité si étonnante pour nous autres Occidentaux, est un trait ethnique plus encore qu’une particularité individuelle ; par-là Makar Diévouchkine se montre vraiment Russe, il est bien le congénère de ce paysan dont parle Golovino, qui, battu par son seigneur, disait : « Le Christ a souffert et nous a ordonné de souffrir. »